À un moment où le monde occidental se préoccupe
plus de faire son mea culpa et de condamner son passé que de s'en féliciter et construire son avenir, il est peut-être utile
de rappeler certaines vérités de notre histoire.
La colonisation, maintenant honnie, était au début du XXème siècle, un concept totalement en accord avec la mentalité de l’époque, pour des raisons intellectuelles, sécuritaires, civilisatrices, philanthropiques, et économiques.
La colonisation, maintenant honnie, était au début du XXème siècle, un concept totalement en accord avec la mentalité de l’époque, pour des raisons intellectuelles, sécuritaires, civilisatrices, philanthropiques, et économiques.
La connotation même du mot était différente. Elle
faisait principalement allusion à la possibilité d’apporter aux régions
sous-développées, les moyens d’approcher le niveau des pays occidentaux,
dans une démarche où le projet exaltant de
faire une bonne action n’était pas absent.
Dans cette optique, il était tout à fait naturel
que les élans généreux se multiplient, chacun voulant apporter sa contribution
à ce défi nouveau, noble et digne.
Tout cela est oublié aujourd’hui, ou déformé d’une
façon qui constitue une insulte envers ceux qui ont participé avec fierté à
cette épopée humanitaire, spontanément, sincèrement, et douloureusement parfois.
C’est ainsi qu’en décembre
dernier, sous le titre : "Vous
avez dit : désinformation", je pouvais écrire ceci :
Le rôle civilisateur des instituteurs dans les colonies, a été
considérable. À des populations figées depuis la nuit des temps dans une
stérile tradition, ils permirent l’accès à la culture, à une avancée vers une
ère nouvelle, plus moderne et plus prometteuse.
Jeunes gens décidés, ils adoptèrent sans calcul ces pays de soleil non
encore structurés, et eurent à cœur de les modeler de leurs mains pour les
sortir de l’ombre moyenâgeuse dans laquelle ils croupissaient depuis la fin de
l’occupation romaine. Pour ce faire, ils mirent en œuvre leur courage et leur
détermination, autant que leur savoir et leur dignité.
Le prestige de l’école française, et par suite de la France, qui en est
résulté, est à verser à leur crédit.
Récemment, contacté par le Centre de
documentation historique sur l'Algérie*, j’ai accepté de témoigner d’un
aspect de cette action civilisatrice, en mettant en scène des personnages que je connaissais bien parce qu'ils
avaient eu une une importance capitale dans ma vie.
Je n'ai eu qu'à puiser dans mes souvenirs
pour raconter ce qu'a été la vie des instituteurs pendant cette période, une
période dont la gloire est niée, et l'histoire volontairement déformée par les
tenants de la pensée unique.
Voici un texte d'une dizaine de pages, qui comporte des ajouts et des
extraits de mon article paru dans le n° 63 de la revue du CDHA, “Mémoire
vive“.
* www.cdha.fr
* www.cdha.fr
*
Alger, été 1920.
— Il faut
te décider à faire quelque chose de ta vie ! Tu as ton Brevet Élémentaire,
tu peux mieux faire !
Les paroles dures mais sensées de son grand
frère résonnaient encore dans sa tête, alors que, ballotté par les cahots, il
participait à la progression de la patache qui gravissait lentement la route
poussiéreuse. Derrière lui, à chaque lacet, la blanche agglomération exposait à
la vue des passagers, une étendue un peu plus grande. Maintenant, le port se
dessinait en contrebas, comme un bassin miniature garni de petits bateaux et
aussi du vapeur qui l’avait amené jusqu’ici, et qui semblait déjà prêt pour un
prochain départ.
Le port d'Alger
Le jeune homme, de belle stature, au profil
romain et aux boucles brunes, tenait sur ses genoux un sac de voyage qui
contenait ses trésors. En quittant sa petite chambre mansardée du quartier du
Panier, il avait réuni quelques affaires indispensables à ses yeux, surtout parce
qu’elles représentaient toute sa fortune, qu’elles étaient l’ensemble de ses biens
matériels.
Elles lui suffiraient pour commencer sa vie de
pensionnaire à l’École Normale d’Instituteurs de la Bouzaréah, sur les hauteurs
d’Alger. Marseille et ses compagnons d’infortune, la Corse et ses proches
parents étaient loin maintenant. Une nouvelle vie commençait dans un pays à
construire, dans un environnement vivant, lumineux, chaud et odorant. Sous ce
ciel d’un bleu profond, presque bleu marine, comme il n’en avait jamais vu
auparavant, il sentait une énergie nouvelle l’envahir, un enthousiasme de
créateur bouillonner en lui.
École Normale d'Instituteurs de la Bouzaréah
Il y avait tellement à faire !
Envahisseurs venus du Moyen-Orient, les
successifs colonisateurs de l’Afrique du Nord avaient soumis les véritables
enfants du pays, les peu nombreux Berbères. Les progrès amorcés par les Romains
dans les domaines de l’habitat, des routes, des structures portuaires, de
l’agriculture, n’avaient pas été poursuivis. Le pays était resté en dehors de
l’évolution de l’ère moderne, se contentant, selon une terrible tradition
presque millénaire, d’envoyer des armées de pillards dévaster les régions
méridionales de France et d’Europe, et d’y prélever, en plus du produit des
récoltes, des esclaves et des captives.
Après l’intervention militaire de la France
pour faire cesser ces razzias, une fois l’occupation réussie et le calme
rétabli, tout restait à construire dans ce pays presque vierge, aux ressources
naturelles inexploitées.
Un enseignement aussi dense que varié était
prodigué dans cette école pour instituteurs. On n’y apprenait pas seulement la
pédagogie, ou les moyens de se placer à la portée des futurs élèves, qui
ignoraient tout de notre langue et de notre culture. On abordait aussi la
sociologie, ou tout au moins la manière de se comporter avec les autochtones
pour ne pas heurter leurs coutumes ou leurs rites. Le secourisme et les
premiers soins faisaient partie du programme, de même que les techniques
d’élevage des animaux domestiques, l’art vétérinaire, et bien sûr
l’agriculture.
Des mois plus tard, son diplôme en poche, après
avoir de sa belle écriture, rempli de nombreux cahiers de cours, et absorbé ce
nouveau savoir, il sut que son avenir était tout tracé : il ne serait plus
un insignifiant receveur de tramways, et les ruelles de Marseille ne seraient
plus jamais son terrain de jeux en compagnie d’adolescents déstabilisés par la
grande guerre, livrés à eux-mêmes dans les dangers d’une ville en désordre,
meurtrie par la disparition de ses forces vives.
Il ne serait plus un simple numéro parmi une
multitude futile, car un rôle plus exaltant l’attendait. Avec ses collègues
instituteurs, avec les ingénieurs et les ouvriers du bâtiment, avec les
agriculteurs, avec le personnel de santé, avec l’armée, avec l’aide aussi
d’autochtones volontaires, il allait participer à la création d’un pays neuf.
Il allait aider une population moyenâgeuse à approcher le niveau d’une nation
moderne. C’était là le credo de tout pays civilisé au début du XX ème siècle.
*
Comme ses collègues, le nouvel instituteur, en
même temps que l’essentiel de son savoir d’enseignant, avait acquis le minimum
de connaissances pour surmonter les difficultés psychologiques de l’isolement,
et les problèmes de la vie matérielle dans le bled profond et hostile qu’il
serait amené à habiter bientôt.
Ses cahiers, recouverts d’une très belle
écriture à l’encre violette, constitueront son vade mecum. Il les emportera vers son école lointaine, mêlés à
quelques livres utilitaires, fournis par l’administration et rédigés pour cet
usage précis.
Un cahier de cours
Pendant quelques années, ses premières
affectations se firent dans divers villages, où il fut intérimaire, remplaçant,
ou adjoint, comme on disait pour faire la différence avec le directeur de
l’école.
Plus tard, c’est dans l’un de ceux-ci qu’il
allait, dans une pension de famille où il prenait ses repas, rencontrer une
jeune fille aux yeux clairs, institutrice elle aussi. Lorsqu’ils se furent
épousés, l’administration considéra qu’elle disposait là d’une équipe idéale
pour occuper les fonctions d’enseignants dans une école à deux classes, comme
c’était souvent le cas. En Kabylie, ces établissements ne se trouvaient que
dans des mechtas au fin fond du pays, sur d’improbables collines sans routes, à
des heures de toute civilisation.
C’est ainsi, que, fin septembre 1928, elle,
tenant dans ses bras Marie, leur jeune bébé d’un an, lui, portant les grosses
valises de vêtements, s’approchaient dans la nuit encore épaisse, de l’arrêt de
l’autobus qui les emporterait vers ce qui allait être leur lieu de vie pour les
neuf mois à venir. La malle-cabine était déjà sur l’impériale, et bientôt, au
milieu des cris et des adieux, le car s’ébranla laborieusement dans les ombres
de la nuit, vers l’inconnu.
À petite vitesse, sur des routes de plus en plus
rudimentaires, l’autobus allait rouler jusque tard dans l'après-midi, pour les
déposer finalement dans un gros village, où une modeste chambre d’hôtel leur
permettra un semblant de repos, troublé cependant par d’indésirables punaises
de lit.
Au petit matin, un jeune kabyle au visage
ouvert, viendra frapper à leur porte :
— Bonjour, je suis Mokrane, le muletier. C’est le caïd qui m’envoie pour vous conduire à l’école. J’ai trois mules avec moi.
— Bonjour, je suis Mokrane, le muletier. C’est le caïd qui m’envoie pour vous conduire à l’école. J’ai trois mules avec moi.
Les caïds étaient des acteurs importants des
relations entre les communautés. Salariés par l’administration, et favorables
aux idées de progrès et de développement de leur pays, ces notables musulmans
se comportaient toujours de manière fort affable avec les envoyés de la France
en général, et avec les représentants de l’enseignement en particulier.
Les membres de notre petite famille, après une
marche de plusieurs heures dans les collines quasi-désertiques, parmi les
petits champs clos de murs de pierres sèches, parfois entre deux haies de
figuiers de barbarie, ou sous les oliviers et les chênes-lièges, se dirigent
vers l’école du petit village perdu, blotti au sommet d’une colline. Au cours
du chemin, ils découvrent des paysages nouveaux, parfois chevauchant, avec la
lumière du matin la croupe des collines, ou bien jouissant de l’ombre fraîche
de l’ubac. Ils reçoivent avec étonnement les senteurs particulières de
l’endroit, comme celles que dispensent les figuiers au soleil, ou l’odeur un
peu âcre des olives perdues sur le chemin, mêlée à celle du crottin des animaux.
Ils constatent, avec soulagement, la présence
le long du sentier, de poteaux supportant une ligne téléphonique.
Mais dans le petit logement de fonction, ils ne
trouveront pas d’eau courante, ni d’électricité. Au-dessus des classes, leur
nouvel habitat se compose d'une salle à manger, d'une cuisine, de deux
chambres, et d'un water-closet à la turque au bout du balcon. La cuisine
comporte un réservoir qu’on doit remplir d’eau, au-dessus d’un évier de
faïence, une cuisinière, une table et un placard. Accroché au mur,
l’indispensable garde-manger en fin grillage. Dans les autres pièces, une
cheminée, un placard, des lits rudimentaires dans les chambres.
Lorsqu’on tourne fort la manivelle, une magnéto
produit du courant qui permet de faire fonctionner le téléphone mural. La
sonnerie atteint la poste la plus proche où l’opératrice redirige l’appel vers
son destinataire, à l’aide fiches qu’elle glisse dans les trous cuivrés d’un
tableau électrique. Cet instrument est un très précieux lien avec la
civilisation, le médecin, ou les secours éventuellement.
Cet endroit rustique, calme mais isolé, sera
leur lieu de vie jusqu’en juillet prochain. Les voici sur le balcon,
appuyés l'un contre l'autre comme pour se rassurer, le cœur empli de
crainte et débordant d'attente, alors qu'ils laissent leur regard découvrir le
paysage nouveau qui les entoure. Vers le Sud, il est arrêté par les dents de
scie du Djurdjura tout proche. Plus près, autour d'eux, des collines se
succèdent, portant sur leurs crêtes de minuscules hameaux qui distribueront
bientôt leurs joyeuses troupes d’écoliers curieux.
*
Pendant que le bébé dort, les jeunes parents
font le tour du propriétaire. Les classes sont claires, bien équipées. Leurs
murs portent les cartes de géographie de la France et de l’Afrique. Le tableau
noir repose sur un trépied semblable au chevalet d’un peintre. Les placards
contiennent le nécessaire pour faire travailler les élèves. Il y a là la
réserve d’encre violette en comprimés, les boîtes de craies, les ardoises au
cadre de bois, les cahiers à la couverture glacée illustrée d’un coq chantant,
les porte-plumes tout neufs à côté des petites boîtes de plumes Sergent-Major,
prévues pour permettre aux élèves de réaliser les pleins et les déliés.
Dans un coin du placard, plusieurs petits
fagots de lamelles de roseau, avec l'étiquette "Bûchettes pour le
calcul", écrite de la main du précédent enseignant. Elles sont destinées à
être manipulées par les élèves lors de l'apprentissage des additions et des
soustractions.
Les deux classes donnent sur une petite cour
entourée de murs et fermée par un portail. Derrière le bâtiment s’étend le
jardin, qui comporte une source, parfois un puits. Ce jardin aura une double
destination : permettre aux instituteurs et à leur famille de cultiver des légumes
destinés à leur propre subsistance, et constituer pour les élèves un lieu
d’apprentissage d’agriculture raisonnée. Chaque jour, la dernière heure de
classe se passera au jardin où les élèves disposent chacun d’un petit carré à
cultiver.
*
Mais
septembre se termine, et voici venu le moment des inscriptions. Le père et
parfois la mère du futur l’élève sont là, un peu intimidés, les papiers à la
main. Les enfants prennent un air grave parce qu’ils devinent l’importance de
l’aventure qui leur est proposée.
Puis
viendra le jour de la rentrée, généralement autour du 1er octobre. Les enfants sont
impatients, curieux et facilement dissipés. Mais ils ne tardent pas à
reconnaître instinctivement l’autorité du maître d’école, ou de la maîtresse,
qu’ils respectent bientôt sans hésitation ni calcul.
Bien
avant l’heure, ils vont s’agglutiner contre le portail rouillé, le polissant
par leur présence impatiente, et lui donnant à la longue l’aspect du vieux
bronze. Pieds nus été comme hiver, ils sont vêtus, à même le corps, d’une
simple gandourah de tissu de coton, de couleur fade, parfois bordée par un
petit galon, blanc à l’origine.
Lorsque le temps fraîchit, leur habillement se
complète du fameux burnous de laine blanche filée bien irrégulièrement, souvent
réalisé par les femmes de la famille sur un rudimentaire métier à tisser
aux armatures mal équarries, polies par l’usage. Le burnous a la forme d’une
cape. Parce qu’il est cousu au col, on doit l’enfiler, mais il est ouvert sur
le devant, et comporte un capuchon qui sert de poche. C’est là qu’à midi,
l’enfant ira pêcher un morceau de galette à l’odeur de fumée, et quelques
figues sèches. L’un des deux pans sera souvent jeté sur l’épaule opposée d’un
geste large, laissant, parmi les drapés du tissu, le passage pour les mains
lorsque c’est nécessaire.
Sur la tête, l’inévitable chéchia souple en
feutre rouge, avec un petit pétiole au sommet. Dans la Petite Kabylie, elle
disparaît sous les torons d’un turban blanc, même chez les enfants. Mais
habituellement ce sont seulement les adultes qui portent ce fier attribut.
*
Chez les nouveaux arrivants, en cas de problème
de santé, le bon sens et les circonstances voulaient que la famille se
débrouille avec les moyens du bord. Dans l’armoire à pharmacie se trouvent
des bandages, du permanganate de soude en comprimés violets, de
l’aspirine, et quelques autres produits de base. Un énorme dictionnaire médical
avec planches en couleurs avait été édité pour répondre aux urgences dans ces
endroits éloignés de tout secours. Un dernier ingrédient était indispensable
pour assurer la permanence de la vie en ces lieux : le courage. Mais on ne
le trouvait pas dans la pharmacie.
Bien sûr, un médecin est joignable à quelques
heures de marche. Son officine se trouve dans le plus proche village de
colonisation, et ses conseils par téléphone peuvent rendre de grands services.
Pour la vie de tous les jours, nos jeunes gens
seront secondés par le gardien de l’école, véritable homme à tout faire, qui
les aidera aussi dans leurs relations avec les habitants. Ceux-ci sont
disséminés sur les sommets des collines avoisinantes, en de petits hameaux de
maisonnettes d’adobe, qui les abritent dans la compagnie traditionnelle des
poules, de l’âne, et de quelques ovins. Les logis sont accolés frileusement les
uns aux autres, séparés seulement par de minuscules ruelles tortueuses, qui
recueillent aussi les eaux usées grisâtres, à l'odeur écœurante.
*
Les petits kabyles étaient la plupart du temps
vifs et intelligents. Sans connaître un seul mot de notre langue, ils étaient
capables — aidés en cela par la qualité et l’engagement des enseignants — de
suivre le niveau d’un cours moyen, 2 ou 3 ans plus tard. L’enseignement était prodigué
en français, et la langue était apprise “en cours de route“, pourrait-on dire.
Pour les plus petits, c’était évidemment la lecture et l’écriture qui occupait
le plus les instituteurs. Le calcul était l’occasion d’apprendre de nouveaux
mots, de même que les fameuses leçons de
choses. La bougie, la casserole, ou la poule, seront l’objet de la leçon du
jour. En fin de journée, ou le lendemain, on reviendra quelque peu sur le sujet
pour une petite révision du vocabulaire.
Des promenades de classes avaient lieu
régulièrement, qui étaient encore l’occasion d’enseigner de nouvelles
connaissances sur la nature, la flore ou la faune. Cette forme de pédagogie —
qu’on appellerait aujourd’hui interactive
— plaisait beaucoup aux enfants qui semblaient libérés de leur timidité dans
cet espace ouvert, et se disputaient pour être les premiers à donner une
réponse à la question du maître.
*
Les élèves
viennent parfois de très loin, après une longue marche dans les sentiers où,
par temps de pluie, les espaces entre leurs orteils nus fabriquent de
petites sculptures de boue qu’ils perdront sur le carrelage de la classe,
un peu plus tard, alors que leur burnous trempé rendra perceptible l'odeur du
mouton dont la laine rustique le compose.
Pour les
sustenter, à Timengache, dans le Guergour, une sorte de cantine est mise sur
pied. Avec l’aide de l’administration qui envoie des sacs de pâtes, de riz, ou
de légumes secs, et qui salarie une femme du village pour faire la cuisine dans
un recoin de l’école, les enfants auront une copieuse collation à midi. Ils
sortiront du capuchon de leur burnous une petite cuvette émaillée bordée d’un
liseré bleu. D’une bonne louchée, la femme la remplira de soupe pimentée, ou de
grosses pâtes fort goûteuses baignant dans une sauce rouge.
La "cantine"
Un jour, dans ce même village, arrivent à
l’école des hommes qui portent dans leurs bras un enfant au visage baigné de
larmes. Sa gandourah est tâchée de sang. Les hommes parlent tous à la fois
à l’instituteur qui ne comprend pas tout. Mais bientôt voici le gardien de
l’école, qui va servir d’interprète. L’histoire est simple, mais grave :
l’enfant est tombé d’un arbre et sa chute a provoqué la blessure d’un
testicule, qui pend maintenant, mal en point, au bout de son cordon.
L’instituteur, impressionné, tente de se remémorer ses cours de secourisme,
consulte les livres, puis muni de tout son courage et de ciseaux de couturière,
il procède à l’exérèse de la glande blessée, comme s’il coupait un cordon
ombilical. Il désinfecte la plaie et la referme par une suture au fil
à coudre.
Le voici, les mains encore un peu tremblantes,
et presque aussi troublé que le gamin, qui s’est comporté, malgré la douleur,
avec beaucoup de dignité. Ce dernier est maintenant souriant, comme ses
accompagnants, et tous ont l’espoir non formulé de voir sa descendance en
partie assurée.
Une autre fois, c’est à Mechtras (Amecras),
près de Boghni, que des hommes se sont battus et l’un d’eux à reçu un coup de
hachette au front. Il est blanc comme un linge et vacille sur ses jambes,
soutenu par les autres, pas très farauds non plus. Le médecin le plus proche
est à plus d’une heure de marche. On fait asseoir le blessé sur les marches de
l’escalier. Lorsqu’on retire le chiffon sale imprégné de sang qui couvre la
plaie, un jet noir et continu gicle à une distance invraisemblable.
Une bonne désinfection et des pansements
propres compressifs suffiront à guérir l’homme, comme tous les autres que
l’instituteur aura à soigner. Ces adultes, qui ont survécu aux maladies de la
petite enfance, ont une résistance étonnante.
L’institutrice, quant à elle, va être plus
d'une fois sollicitée pour aider des accouchements difficiles, et mettra
en œuvre son bon sens et son calme pour résoudre les complications qui se
présentent parfois à cette occasion. Quelques vieux ou vieilles kabyles
d’aujourd’hui lui doivent certainement la vie.
Encouragées à le faire par l’institutrice, les
femmes du village, apprivoisées, lui demanderont bientôt, avec insistance,
de recevoir des cours pour apprendre le français, pour savoir écrire et
compter. Le secret doit en être bien gardé, car le machisme régnant ne tolère
pas que les fillettes ou leurs mères reçoivent la moindre éducation, qui est
réservée aux garçons, dont le statut est bien plus gratifiant dans cette
culture de type oriental.
C’est une suggestion de l’institutrice qui
permettra aux suffragettes kabyles de trouver le moyen de passer outre ces
obstacles installés par la tradition :
— Oui, c’est bien ! On dira qu’on vient pour des cours de couture et de tricot, et sans rien dire aux hommes, tu nous apprends à écrire et à parler le français.
— Oui, c’est bien ! On dira qu’on vient pour des cours de couture et de tricot, et sans rien dire aux hommes, tu nous apprends à écrire et à parler le français.
Ce qui fut fait, bénévolement, chaque soir
après la classe. Les fillettes, les adolescentes, et les mères qui piétinaient
près du portail, attendent que les enfants s’éparpillent dans les cris et les
rires, pour pénétrer avec émotion dans ce lieu un peu mystérieux, dans l’antre
de la culture, un endroit qu’elles pensaient ne jamais pouvoir approcher.
Timidement, elles se glissent sur les petites banquettes et commencent, avec
une grande application, une page nouvelle de leur vie.
L’administration n’en sut jamais rien. Et si
des bruits sont parvenus aux oreilles des hommes du village, tant que cela
n’entachait pas leur statut devant les autres, ils firent semblant de n’en rien
savoir.
*
L’hygiène n’étant pas la préoccupation première
des habitants de l’endroit, certaines maladies persistaient à l’état endémique,
comme le typhus, le trachome, la gale. L’administration envoyait une ou deux
fois par an des équipes médicales qui vaccinaient tous les élèves contre le
typhus, en particulier. Les enfants résistaient stoïquement à la piqûre de
l’aiguille préalablement plantée dans leur omoplate par une première
infirmière, puis serraient les dents, les larmes pleins les yeux à cause de la
terrible douleur provoquée par la diffusion du liquide injecté par l’autre
soignant, à l’aide de sa grosse seringue aux multiples doses.
Le trachome, une grave infection chronique des
paupières, pouvait entraîner une cécité irréversible. Les yeux presque
fermés par l’infection, les petits malades ne participaient guère aux jeux de
la récréation, et de retour à leur banc, collaient le nez sur le pupitre pour
tenter de suivre la lecture. Les instituteurs disposaient de petits crayons de
nitrate d’argent avec lesquels ils badigeonnaient chaque matin la face
interne de leurs paupières.
Comme on le voit, le rôle des instituteurs du
bled était fort varié, tant les demandes étaient grandes, tant les besoins des
habitants divers. Il arrivait parfois qu’un litige n’ait pas trouvé de solution
auprès des sages de l’endroit, ou auprès du caïd. Le chir, le maître, était alors consulté, et souvent sa parole
instaurait une paix mieux acceptée, grâce à son indépendance évidente par
rapport aux bisbilles locales.
En contrepartie, la population, à de rares
exceptions près, se montrait prévenante vis-à-vis des enseignants. Allant
jusqu'à conseiller à l'instituteur de Mechtras, de ne pas s'éloigner de la
maison lors des événements de Sétif qui n'en étaient qu'à
leurs prémices à ce moment précis.
*
À Timengache, au
début des années 30, le nombre d’enfants du village, augmenté de celui des
mechtas voisines était trop important pour la capacité de la petite école. Les
deux classes, qui comprenaient des élèves de différents niveaux, étaient
surchargées. Aux inspecteurs de passage, l’instituteur avait beau demander la
construction de classes nouvelles, l’administration restait sourde.
Finalement, à bout de patience, il acheta un
terrain près de l’école et construisit une classe. Il dépensa pour tout cela
une somme qui équivalait au prix d’une automobile neuve. Le terrain seul, qui
appartenait au précédent directeur de l’école fut payé 5000 francs. Vaincues,
les autorités lui envoyèrent le mobilier nécessaire et un instituteur
intérimaire, et décidèrent de lui octroyer un loyer. Il accueillit cette
nouvelle avec satisfaction. Mais le montant en restera définitivement fixé au
tarif de 1933, dans une monnaie qui ne tarda pas à se dévaluer.
Est-il nécessaire de signaler qu'après
l’indépendance accordée à l’Algérie, ce bien presque informel ne donna lieu à
aucune des indemnités promises, malgré les multiples dossiers remplis.
La (mauvaise) raison avancée était la destruction du bâtiment au cours des
événements.
*
Lorsque fut décidée, par les autorités,
l’instauration d’une élection dite du Deuxième
Collège (élection de représentants spécifiques des autochtones),
l’instituteur fut mandaté pour aider à organiser et surveiller le bureau de
vote du village. Ce jour-là, les habitants de Mechtras et des environs, qui ne
connaissaient rien à ce type de consultation, mais qui avaient plus confiance
dans l’intégrité de l’enseignant que dans celle des politiciens, ne cessèrent
de lui demander de décider à leur place du candidat à élire :
— Toi, tu me dis pour qui je vote. Toi tu sais.
Notre héros eut beaucoup de mal à refuser de céder à ces demandes répétées à l’infini, et eut fort à faire pour tenter d’enseigner à ces hommes frustres et ignorants les premiers rudiments de la démocratie.
— Toi, tu me dis pour qui je vote. Toi tu sais.
Notre héros eut beaucoup de mal à refuser de céder à ces demandes répétées à l’infini, et eut fort à faire pour tenter d’enseigner à ces hommes frustres et ignorants les premiers rudiments de la démocratie.
Pendant que se déroulent ces activités
professionnelles, et ces aventures de pionniers, les années passent. Les jours
se suivent avec leurs tâches chaque fois répétées, mais chaque fois nouvelles.
Dans leur métier, les enseignants étaient soumis à des règles strictes,
et à des contrôles de la qualité de leur travail.
Ces inspections étaient redoutées par certains, tant les
conséquences pouvaient être sévères pour l'avenir de leur carrière, car une
note était attribuée par l'inspecteur, une note qui pouvait freiner ou
accélérer la progression de leur promotion.
L’instituteur de notre récit, au fin fond de la
Kabylie, exerçait son métier avec application et avec passion. Il préparait
chaque soir ses leçons du lendemain, d’une écriture serrée et appliquée, comme
le montre la photocopie ci-dessous.
Cahier de "Préparation" (1937)
Les visites des inspecteurs, si elles
étaient protocolaires et formelles, ne le dérangeaient pas, car il avait
conscience de la qualité de son travail. Dans ses différentes
affectations, il vit passer plusieurs inspecteurs primaires, des inspecteurs
d’académie, et même des inspecteurs d’agriculture.
Sa promotion ne fut jamais mise en danger,
celle de son épouse non plus, ainsi que le laissaient déjà présager les
rapports des inspecteurs.
Dans l’un de ces rapports, qui concerne l’institutrice de l’école de Mechtras, on peut lire la conclusion suivante :
Dans l’un de ces rapports, qui concerne l’institutrice de l’école de Mechtras, on peut lire la conclusion suivante :
“Le
rapport établi par M. l’Inspecteur Primaire S., à la suite de sa visite dans
votre classe du 3 avril dernier, signale la constance et l’intelligence de vos
efforts, ainsi que, par voie de conséquence, la valeur des résultats qu’obtient
votre enseignement. L’autorité que vous avez su gagner auprès de vos élèves est
un bon point pour l’idée française que vous représentez. Je vous adresse des
félicitations. Inspection Académique
d’Alger, le 3 Mai 1940.”
La situation de ce couple d’instituteurs, à un
moment où leur progéniture avait atteint l’âge de continuer ses études dans
l’enseignement secondaire, se vit améliorée par une affectation dans
une banlieue d’Alger, proche des lycées et des collèges.
Ce ne fut cependant pas la douce
antichambre d’une retraite méritée, car cette école recevait principalement les
enfants d’un village nouveau, spécialement construit par les pouvoirs publics
pour y loger les familles des malfaiteurs
punis d’une interdiction de
séjour. Par contre, le temps
écoulé avait adouci la rigueur des mentalités, et les pères acceptaient
maintenant que leurs filles soient scolarisées. C’est pourquoi l’école
comprenait une partie réservée à ces dernières, sous le contrôle d’une
directrice. Notre instituteur, directeur de cette grande école, dans ce
contexte particulier, fut heureux de constater que son exercice se déroulait
sans anicroche avec cette population un peu hors normes.
*
Ce fut la maladie, avant la retraite, qui
l’arracha à ce métier d’enseignant, à ce rôle de constructeur, de pacificateur,
de civilisateur. À ce destin historique.
Je sais que lui et son épouse ont été épuisés mais comblés par leur aventure, par la noblesse de leur tâche, par les retombées de leur effort.
Ils ne se sont jamais plaints des difficultés de leur métier, des insuffisances de leurs logements, de la rudesse, des obstacles et des embûches de leur vie quotidienne.
Ils ont toujours honoré leurs engagements, et en ont pris d’autres vis-à-vis de leur conscience, qu’on ne leur demandait pas.
Ils ont été dignes avec eux-mêmes, et respectueux avec les autres.
Sans jamais attendre de reconnaissance, ils ont magnifié la fonction multiple que le sort leur avait attribuée.
Ils ont élevé quatre enfants dans la difficulté, mais dans l’amour.
Je les remercie pour ça. Je les admire. Je les aime.
Ils m’ont donné la vie.
C’étaient François et Charlotte, instituteurs en Kabylie.
Je sais que lui et son épouse ont été épuisés mais comblés par leur aventure, par la noblesse de leur tâche, par les retombées de leur effort.
Ils ne se sont jamais plaints des difficultés de leur métier, des insuffisances de leurs logements, de la rudesse, des obstacles et des embûches de leur vie quotidienne.
Ils ont toujours honoré leurs engagements, et en ont pris d’autres vis-à-vis de leur conscience, qu’on ne leur demandait pas.
Ils ont été dignes avec eux-mêmes, et respectueux avec les autres.
Sans jamais attendre de reconnaissance, ils ont magnifié la fonction multiple que le sort leur avait attribuée.
Ils ont élevé quatre enfants dans la difficulté, mais dans l’amour.
Je les remercie pour ça. Je les admire. Je les aime.
Ils m’ont donné la vie.
C’étaient François et Charlotte, instituteurs en Kabylie.
Bibliographie
"Les couleurs de l'Atlas" - par l'auteur - auto édition.
Mince, j'ai perdu 55 ans d'un coup, mon système pileux se dresse à chaque phrase et les souvenirs des récits de ma mère (mon père est resté sur son lopin de terre) et de mes oncles et tantes reviennent comme des boulets d'amour, merci pour ça Dominique.
RépondreSupprimerMerci Fernand, je suis touché par l'émotion que peut engendrer un tel récit. Sans doute grâce à sa sincérité, sa vérité historique aussi bien qu'affective. Toutes choses tellement différentes de ce que l'on entend et constate aujourd'hui, dans ce monde de dégénérescence, soumis à la pensée unique et au lavage de cerveau.
RépondreSupprimerD.C.O.