En hommage à Betty Edwards et Roger W. Sperry.
La pratique du dessin semble bien être l’affaire de
l’hémisphère droit de notre cerveau. Nous allons voir les modalités de cette
dépendance, et les applications pratiques fort intéressantes qu’on peut en tirer.
Cerveau droit et espace
Dans
le cerveau humain, les centres de contrôle des fonctions sont répartis sur les
deux hémisphères, de façon asymétrique.
On a pu montrer que
l’hémisphère gauche est plutôt tourné vers la pensée, la parole, les symboles,
l’évaluation du temps. Le cerveau droit a plutôt affaire avec les problèmes
liés au contact direct avec l’environnement, et les rapports de l’individu avec
l’espace.
D’autre
part, nous savons que la motricité de la partie droite du corps dépend de
l’activité de l’hémisphère gauche et vice-versa. Il faut noter que 90% de
la population est droitière, car son cerveau gauche est dominant.
De
toutes façons, chez les droitiers et les
gauchers confondus, l’éducation et la
culture ont insisté sur la pratique de protocoles organisés, ont inculqué des
notions rigoureuses de réflexion et de pensée discursive, toutes choses qui ont
développé les capacités du cerveau gauche, au détriment du droit.
En
effet, dès
notre plus jeune âge, on nous a appris à nommer
les choses que nous rencontrions. Or, identifier, donner un nom, est une forme
de pensée, de réflexion, une activité en rapport avec le verbe et propre au
cerveau gauche.
Par contre, si l'on nous en avait décrit les détails morphologiques,
ou leurs rapports avec l’espace environnant, cela aurait plutôt stimulé les
fonctions spatiales du cerveau droit.
De son côté, l’école, par ses protocoles très organisés, fait une
trop large part à l’hémisphère gauche, au détriment de ce rêveur, de ce
créateur, qu’est le cerveau droit. Jerre Levy, un chercheur américain affirme
même que l’extrême rigueur des études scientifiques de haut niveau tue le
cerveau droit, et fabrique des amputés cérébraux.
Généralement,
chez nous tous, les deux hémisphères sont continuellement actifs, comme le
montre l’exemple suivant : lorsque dans la rue un passant nous demande son
chemin, nous le lui indiquons en utilisant la totalité de notre cerveau,
c’est-à-dire le verbe (cerveau gauche), et les gestes (cerveau droit).
Cerveau droit et dessin
Dans
les années 70, une Américaine, Betty Edwards, professeur de dessin, associa
logiquement la pratique du dessin à la maîtrise de l’espace.
Elle émit
l’hypothèse que l’action consistant à représenter par le dessin ce que l’œil
voyait, devait passer entièrement sous le contrôle de l’hémisphère droit pour atteindre
la perfection. Elle décida de se baser sur cette hypothèse pour mettre au point
une méthode d’apprentissage originale, en s’appuyant aussi sur les travaux de
physiologistes de renom. L’un d’entre eux, Roger W. Sperry, prix Nobel, est
cité par elle :
“La transformation
d’un modèle en trois dimensions en une forme à deux dimensions est beaucoup
plus facile dans l’hémisphère droit” .
Mais,
pour la plupart d’entre nous, la domination avérée du cerveau gauche va avoir
une incidence sur nos rapports avec le dessin.
En
effet, au moment de dessiner, le cerveau ne délègue pas automatiquement ses
pouvoirs à l’hémisphère droit. Il reste semblable à lui-même, et agit généralement
sous le contrôle de l’hémisphère gauche, que nous savons dominant. Le cerveau
gauche prend ainsi une large part à l’exercice, et en influence le déroulement.
Voici
ce que l’on peut constater parfois : une personne qui ne sait pas dessiner va
représenter un œil de cette façon.
(B. Edwards)
Sans doute parce que son
cerveau gauche lui a dit …
— je sais comment est fait un œil,
… il a dirigé le crayon
sans laisser s’exprimer le cerveau droit, qui aurait peut-être été capable,
lui, de “photographier“ l’œil du modèle avant de le dessiner. Nous savons bien
que, vu de profil, l’œil n’a pas cette forme totalement symbolique, issue de la
mémoire du sujet plutôt que de la vision du modèle.
De
la même façon, voyez comment un jeune enfant dessine une bobine :
(Dessin DCO)
Il
en représente les parties cachées, parce qu’il sait (cerveau gauche), qu’elle est faite ainsi. Il a dessiné ce
qu’il pense et non pas ce qu’il a
réellement vu, comme l’aurait fait un
appareil de photo. Le cerveau gauche a encore pris le dessus.
Il
fallait donc trouver le moyen de mobiliser et tenir en éveil le cerveau droit
le temps du dessin, et en concomitance, mettre le cerveau gauche en veille. Ce
dernier ne devait pas être actif au point de faire des commentaires, de proposer
le nom des objets à dessiner, d’évaluer le temps, de se remémorer et imposer des
formes déjà vues — mais qui ne sont pas celles du moment.
L’apprentissage
devait donc proposer au sujet des actions que l’expérience a montrées ingrates
pour le cerveau gauche, mais particulièrement faciles pour le cerveau droit.
Le secret du dessin facile tient dans les techniques suivantes
D’une
façon générale,
· il faudra choisir un
moment où le temps n’est pas compté (pas de soufflé au four !) ;
· ne pas tenter d’identifier
ce que l’on se propose de dessiner ;
· ne pas parler, ni écouter
des paroles.
Car tout ceci garderait le cerveau gauche en
alerte.
En ce qui concerne les
exercices d’apprentissage eux-mêmes, ils seront conçus pour :
·
troubler le cerveau gauche au point de le conduire à se
déconnecter ;
·
intéresser le cerveau droit, et l’alimenter pour que sa
compétence s’exprime et que son fonctionnement devienne peu à peu dominant, au
fil des exercices et de l’expérience acquise.
Voici comment Betty
Edwards décrit l’ambiance psychologique du dessinateur qui remplit les
conditions requises :
“...(il
ressent) une sensation d’immersion
totale dans la tâche à accomplir, de perte de la notion du temps, de difficulté
à parler ou à comprendre les mots, une impression de confiance et de calme, le
sentiment d’apporter une attention particulière aux formes et aux espaces, qui restent
innommés”.(Drawing on the righ side of the brain, traduction personnelle).
Après toutes ces explications, voici le moment de dévoiler le
secret du dessin facile, tel que l’a imaginé Betty Edwards. Sa méthode conforte
mon exposé sur ce rôle particulier du cerveau droit.
Les exercices sont très particuliers.
·
1.- Dessiner “ce qui n’existe pas“,
c’est-à-dire les vides qui cernent l’objet. Par exemple pour un portrait de trois-quart,
au moment de représenter le nez, on dessinera non pas le nez, mais la forme de
la surface triangulaire qui comprend la pommette et l'œil.
(B. Edwards)
Pour dessiner la forme
de l’iris on se concentrera sur les contours du blanc de l’œil.
(dessin DCO)
Voici une desserte
dessinée par le même débutant, le même jour. Dans le 2è dessin, on lui a
demandé de représenter les espaces vides parmi les éléments de la desserte.
(B. Edwards)
Remarquez comme la perspective en général et celle des roues en particulier est
réussie, comparativement au premier dessin, où son cerveau gauche lui avait
sans doute dit :
— Les
roues touchent par terre, je sais bien qu’elles sont toutes sur le même plan.
Explication :
Ces espaces
vides sont impossibles à nommer, et n’ont de ce fait pas de référence en termes
de souvenirs. Le cerveau gauche n’étant éveillé ni par une dénomination, ni par
le rappel d’une forme symbolique déjà connue et enregistrée, ne participe pas. Toute
liberté est laissée au cerveau droit qui agit à sa guise.
2.- Dessiner avec le modèle “tête en bas“ :
Protocole
Dessins droits à gauche, renversés à droite (B. Edwards)
Regardez comme les
dessins de droite sont bien plus réussis que ceux de gauche, exécutés avec le dessin modèle en
position normale.
Explication :
Le cerveau ne
reconnaît plus les formes constituantes du modèle, il ne peut les nommer, et permet au cerveau droit dessiner exactement ce qu’il voit.
3.- Dans le cas où les espaces négatifs sont
difficiles à distinguer, on peut les accentuer artificiellement en utilisant un
cadre de carton découpé tenu à bras tendu, pour mieux visualiser la forme des espaces vides
entourant l’objet modèle.
(Photo dessin DCO)
4.- De là découle une autre technique
d’apprentissage : apprendre à voir l’orientation des lignes définissant
l’objet par rapport à la verticale et à l’horizontale. Ici aussi le cadre est
utile.
·
5. – Dans le même ordre, il faut apprendre à
respecter les proportions, et s’efforcer de noter et de reproduire les
différentes surfaces dans un rapport d’importance identique à celui du modèle.
La taille d’un bras par rapport au tronc, par exemple.
D'autres
techniques sont enseignées par Betty Edwards pour apprendre à mobiliser
sélectivement et à volonté l'hémisphère droit, en mettant en retrait
l'hémisphère gauche, mais elles ne seront pas abordées ici. Combinées aux
précédentes, elles donnent, de très bons résultats. Voici d’ailleurs quelques
exemples de progrès stupéfiants accomplis parfois en quelques semaines, par
ses élèves.
En conclusion
Devant une œuvre d’art graphique, il nous arrive parfois d’avoir
la réaction suivante : “Je l’aime bien,
mais je ne sais pas pourquoi”. Nous devinons maintenant que cette réaction mitigée
résulte de notre asymétrie cérébrale. C’est l’hémisphère droit qui la trouve à
son goût, sans que l’hémisphère gauche puisse analyser et valider ce choix.
“... ce que le cerveau
gauche découvre et accepte, le cerveau droit le percevait; non seulement il le
percevait, mais il le savait, dans son système intuitif et synthétique de
connaissance.” (Pr Lucien Israël)
Quoi qu’il en soit, quand l'homme, cet animal pensant et, d’après Rabelais, riant,
devient un animal dessinant, pendant
le temps du dessinage, il ne devrait plus penser, tout au moins ne plus penser
en mots... Car l'acte de dessiner, qui se déroule dans l'espace, est bien
l'affaire de l'hémisphère droit, celui qui pense en images.
Secondairement, ces réflexions sur le mécanisme du dessin
illustrent de façon flagrante les différences étonnantes existant dans le
fonctionnement des deux parties de notre cerveau, et montrent aussi qu’il n’y a
pas un hémisphère plus “majeur” que l’autre, comme on l’a cru longtemps, mais
qu’ils ont tous deux un rôle indispensable et complémentaire.
Je signale à ceux qui voudraient approfondir les techniques dont
j'ai parlé, le livre de Betty Edwards, Dessiner
grâce au cerveau droit, qui propose généreusement des exercices
immédiatement applicables, d’une remarquable efficacité. Pour la petite histoire, ce livre a été édité à des millions
d’exemplaires et traduit en 30 langues différentes.
Depuis peu, un second livre, consacré aux exercices est en vente.
Texte inspiré d’une
de mes communications devant l’Académie du Var.
Bibliographie
Dessiner grâce au cerveau droit, Betty Edwards
Cerveau droit, cerveau gauche, Pr Lucien Israël, (Plon, éd.).