Voici un texte dont l’écriture
résulte de l’écoute de bruits qui ont circulé dans ma tête, un jour de
l’automne dernier.
Le rythme en est soutenu, les
coq-à-l’âne fréquents. Le temps est comprimé, au point que les alinéas n’ont
plus droit à l’existence. Il faut entrer dans le flot des mots sans pouvoir
choisir la mise en forme, sans aérer le texte, sans souffler. Normal, la Petite
Voix intérieure ne s’arrête jamais pour aller à la ligne. Elle a un discours
ininterrompu.
Au lecteur de prendre la décision de
s’y aventurer. À lui de juger si faire la connaissance de cette matière
présente un intérêt quelconque.
Je ne sais pas pour vous, mais il m’arrive de
m’intéresser à ce qui se dit dans ma tête quand je ne fais rien. Si je me livre
à une petite introspection (ou perception de mon intérieur), je me rends compte
que Quelqu’un parle là-dedans. Il parle sans arrêt. Mais pourquoi
formule-t-Il des phrases sans cesse? Ce ne sont pas toujours des idées,
pas des propositions de réflexion, non, des phrases... Et Il dit et
dit... Mais que dit-Il? La première chose que je constate, c’est qu’Il
ne suit pas un plan ordonné. Il parle (mais parle-t-Il vraiment?)
d’une chose et brusquement, paf, change de sujet. Par exemple en ce moment
j’entends Francis Cabrel chanter. Il a cessé de parler de «mais
qu’est-ce qu’il se passe dans ma tête?»... — Écoute, dit-Il : Francis
chante «Petite Marie»...— Sympa. Ça me rappelle... quoi vraiment? Oui, une fois
nous parlions de ce chanteur avec mon épouse... et, c’était quand? je ne sais
plus. Peut-être qu’elle me reprocherait de ne pas m’en souvenir. Elle aime bien
ce Gascon, son accent chantant (!) et son air romantique de Mousquetaire trompé
de siècle. Le voici qui passe à autre chose, sans raison, et me signale
que je n’ai pas donné de nouvelles à mon ami Robert, (très) mal-voyant que
j’aide à publier ses écrits en langue occitane. Il écrit facilement et tape
maladroitement. Je lui ai promis de jouer le rôle de correcteur. Mais pas pour
l’Occitan, une langue que je ne connais pas. Alors, je rectifie ses maladresses
de frappe dans les parties écrites en français, uniquement. Uniquement
n’est pas le mot qui convient ici, à cause du nombre d’erreurs, car lorsque le
voile noir de sa rétine descend sur le clavier de l’ordinateur et lui fait
rater les touches, Robert en réalise 20 ou 30 par page... Son éditeur habituel
se moque des coquilles et des fautes, il fonctionne comme un robot :
«J’imprime, je vends, basta!». Je ne supporte pas cette attitude qui est une insulte
aux lecteurs, qui sont des personnes suffisamment altruistes (ou
inconscientes), pour aller jusqu’à donner de l’argent à des inconnus qui ont
couvert de leurs élucubrations intimes des pages blanches qui n’en demandaient
pas tant. Je crois que je serai son éditeur dorénavant. Les odeurs de cuisine
arrivent jusqu’au bureau. Elles suffisent à orienter le monologue de Il
: le dîner se fera («comme d’habitude» selon Claude François), à la cuisine,
devant le petit poste de télé qui ne cessera de papilloter en changeant de
chaîne, selon l’humeur de la ménagère. Et je surveillerai ses doigts, ne
tournant mon visage vers l’écran que lorsqu’ils cesseront de danser sur les
touches de la commande. Cette publicité à la télé. Horrible. À la même heure
sur toutes les chaînes : la capacité de pouvoir zapper ne sert plus à rien. Le
consommateur est cerné. Il n’a plus qu’à se rendre ou devenir hermite (ou ermite,
on a le choix, dit la Petite Voix au correcteur automatique). Je crois plutôt
que je vais juste me servir de cette constatation pour alimenter le flot de mes
indignations. Lui : — La moto que tu restaures est bientôt terminée. —
Dommage, c’est un loisir que j’aime, le bricolage. Mais ce ne sera jamais
vraiment fini, car il n’est pas possible qu’une machine de plus de 30 ans se
contente d’une peinture et du renouvellement de ses «consommables»... Elle ne
sera pas encore prête à prendre une route sans aventures. Je suis sûr qu’elle
va nous réserver quelques pannes ou pannettes, (c’est joli pannettes),
de derrière les fagots. C’est une chance! Une chance surtout si ça n’arrive pas
au bout de la route, un soir de pluie, sans relais pour le smartphone... Une
chance, d’avoir une panne? Pourquoi pas? Le monde aseptisé d’aujourd’hui, qui
veut nous formater, nous rassurer, et nous garder sains (pas par gentillesse,
non, juste pour ne pas coûter trop cher à la Sécurité Sociale), ce monde-là
n’est pas marrant. Pourquoi l’empêcher d’être parfois informel, aventureux, et
aléatoire? Maintenant, Il mêle constats et sensations : j’ai les pieds
froids sur ce carrelage d’automne. J’aurais dû enfiler mes vieilles chaussettes
qui me servent de pantoufles à la maison. Je n’aime pas les pantoufles, surtout
celles à gros carreaux de couleur, les Charentaises... Leur tiédeur
caoutchouteuse encolle mes pieds de façon désagréable. Tiens, en Chine, dans
tous les hôtels, on trouvait des mules en tissu ou peut-être en papier, dans
une pochette transparente, des accessoires pour un ou deux voyages vers la
salle-de-bain, plutôt que pour l’usage, d’une fragilité incroyable. Mais le
fait est avéré... La Chine, inépuisable sujet, mystérieuse contrée, aujourd’hui
encore à cheval entre son passé antique, merveilleux par bien des côtés, et le
passé récent et agressif de la dictature maoïste... Jetée dans le monde de la
modernité, et celui du capital. Qui l’attendait gueule ouverte et poings faits.
Partageant ses outils entre ceux d’aujourd’hui (ceux de l’informatique), et
ceux du paysan, telles ces araires du passé, tirées par des zébus indolents (à
quoi pense un zébu chinois lorsqu’il tire une charrue?), et drivées par un
aurige au chapeau conique. Une image visible depuis la moindre limousine
ultra-moderne circulant sur une de ces routes de campagne revêtues d’une chape
de ciment irréprochable, au lieu de bitume. Un revêtement de mortier lisse
comme la main, aux bords parfaits et tranchants, se lançant parfois à travers
les rizières comme une jetée vers la haute mer... Paysan par nature, et ouvrier
industriel intérimaire par nécessité, le Chinois de la campagne qui attend le
coup de fil éventuel de l’employeur sur son portable, n’est plus tout-à-fait
celui des vieux livres d’images exotiques. Il porte encore le large cône plat
sur l’occiput, mais comme il n’a pas d’électricité, il va chez son voisin pour
faire recharger la batterie de son mobile. — Mais ton
voisin-qui-a-l’électricité habite trop loin, lui fait remarquer la Petite Voix.
— Oh, non! Il n’y a que 3 heures de marche. Un pays dont même les intellectuels
et les chercheurs ne connaissent plus rien de leur avant, ont oublié
leur histoire, et leurs merveilleuses sciences basées sur la Tradition
primordiale et la métaphysique à l’état brut (celle de la Création),
considérant à tort les taoïstes comme des religieux, alors qu’ils n’étaient que
porteurs de l’idée du Sacré.... Mais, bons vendeurs, et faisant feu de tout ce
qui n’est pas écrit dans le petit livre rouge, ils font tellement bien
semblant, qu’ils trompent l’Occident, un Occident toujours plus attiré par la
légende que par la réalité. Aller là-bas apprendre la médecine chinoise est une
erreur et une hérésie. Car nous savons (nous, les récipiendaires de
l’enseignement magistral de Jacques André Lavier) que les médecins chinois nous
courtisent dans l’espoir de retrouver les sciences et les modes de pensée qui
leur ont été enlevées par l’histoire, les Jésuites, la négligence, ou la force
impérieuse de la pensée unique pendant 70 récentes années. — Te souviens-tu de
ce groupe de jeunes Français si fiers d’avoir fait le déplacement jusqu’à
l’université de Kunming pour apprendre la médecine traditionnelle chinoise à la
source? Te souviens-tu de notre éclat de rire terrible, qui n’a pas été
compris, quand nous sortions à peine de ces journées d’échanges à sens
unique : les Occidentaux révélant aux intellectuels chinois, les secrets de
leur propre médecine antique. La surprise de ces derniers, leurs multiples
questionnements. Et les autres, là, les petits Français naïfs, victimes d’une
légende, qui repartiront avec quelques banales recettes mille fois ressassées
d’aiguillo-thérapie rudimentaire, plus poétiques que pragmatiques, enjolivées
par la réputation légendaire de la Chine, par la distance, par un vocabulaire
vernaculaire qui «fait» sérieux... Avec dans leurs bagages une pochette de
«véritables aiguilles traditionnelles chinoises» torsadées à l’envers par
ignorance — Mais tu sais, ajoute l’Autre qui parle, nos pays occidentaux
ont fait exactement la même chose, et oublié la composante spirituelle de
l’Être, le limitant, avec l’aide des scientifiques et des philosophes à une
dualité «âme / corps», ou «affectivité / soma». La précieuse spiritualité qui
nous relie à la Grande Unité devenant article obsolète n’ayant plus droit de
cité. Il est l’heure du repas, me confie la Petite Voix en prenant le ton caverneux
de mon estomac vide. Que va avoir mijoté Claude? Elle aura choisi simple et
bon, comme à l’accoutumée. Je vous le raconterai à l’occasion...
«L’Autre qui parle», alias Il (il),
alias la Petite Voix...