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dimanche 30 décembre 2018

À vélo vers Compostelle 3

À la demande générale (euh...), voici la suite de ce voyage initiatique, qui date un peu...


Jeudi 10 septembre : Montgaillard-Saint Christau (76 km)
Départ sous un ciel bien gris. Va-t-il pleuvoir ? Pour l'instant j'apprécie les beaux paysages qui se dévoilent le long de la route de Lourdes. Route vallonnée mais facile. Saint-Pé-de-Bigorre, Lestelle-Betharram, et autres jolis villages. Belles demeures anciennes, de style "notaire". Je traverse même Bruges …
Casse-croûte dans un abri d'autobus, bien propre, près du square, à Louvie-Juzon. Il ne fait pas chaud et pleuviote. Je demande au facteur à vélo qui vient ramasser le courrier dans la boite jaune (lui, il sait ce que pédaler veut dire), si la petite route vers Saint-Christau est difficile, ou s'il vaut mieux emprunter la grande route et faire le détour par Oloron. Il m'encourage à prendre la première, qui va traverser le bois du Bager, une forêt impressionnante. 
Le poncho est bien arrimé : il recouvre bien le guidon, et, dans le dos, il est rentré sous ma ceinture-banane pour ne pas remonter dans les tourbillons. La capuche n'est pas utilisée, je porte le casque qui me protège totalement le crâne et le haut du visage grâce à la visière. Equipé comme ça je peux rouler indéfiniment, ou presque …

La longue montée dans la forêt est aisée. La pluie éclabousse la route tandis que ruisselets et cascatelles bruissent de partout. Mes pieds sont trempés mais je ne ressens pas du tout le froid, c'est presque confortable.
 Mais quelle soif! J'ai fini ma réserve d'eau tout à l'heure en mangeant et je roule depuis un bon moment sans trouver ni fontaine ni station-service. Je tire la langue (au sens propre) et lèche l'eau qui coule sur ma lèvre. C'est loin d'être suffisant, aussi je lorgne le petit lac qui se forme dans le poncho au-dessus du sac de guidon et que je vide de temps à autre pour éviter du poids inutile. Je finirai par le boire avec délice, maintenant que le poncho est bien rincé. 



Dans la dernière montée, je suis dépassé par des jeunes gens à VTT, chargés de grosses sacoches mais pas protégés de la pluie. L'un d'entre eux est en polo. Je me dis qu'ils doivent être trempés jusqu'aux os. 
Puis la route descend vers Saint-Christau. Il y a un hôtel juste à l'entrée. Il n'est que 14 heures 30 et je ne ressens aucune fatigue. J'hésite un instant, car la ville la plus proche est Oloron, à 10 km, un peu en dehors de ma route maintenant que j'ai pris ce raccourci, et plus loin, il n'y aura plus de possibilités de se loger. Je choisis de m'arrêter ici. Et cela coupe bien en 2 étapes le trajet qu'il me reste à couvrir jusqu'à Saint-Jean-Pied-de-Port, qui est encore distante d'environ 80 km. Il pleut toujours. 
L'Hôtel des Vallées est très curieux : un large couloir donnant accès à droite à un salon, à gauche à la salle à manger-bar, et au fond à une véritable cour intérieure comme dans les maisons arabes, avec une galerie à l'étage, en bois, qui fait tout le tour. Mais cette cour est fermée par une verrière bombée comme une piscine d'hiver, ou une gare... Plus loin, on trouve une salle de bal (ou autres activités), le tout en parquet… Cet établissement a dû avoir ses heures de gloire. Les chambres d'origine sont maintenant complétées par des "motels", comme celui que j'aurai : un joli petit chalet dans le verger, avec mezzanine et lits en haut et en bas, coin cuisine et tout. Mon vélo sera tout seul dans un coin de la salle de bal qui doit bien faire 20 mètres sur 10.
Ici, je suis sur la route du col du Somport, qui se trouve à environ 40 km au Sud. C'est une voie du chemin de Compostelle, mais elle est traditionnellement réservée aux "opératifs", c'est-à-dire les compagnons, maçons, charpentiers, et autres ingénieurs et architectes. Elle rejoint le Camino francesà Puente la Reina, en Espagne. A partir de là-bas, le chemin est unique. Je préfère me classer parmi les "spéculatifs" et emprunter comme eux le col de Roncevaux, passage le plus qualifié.
Je prends des revues sur le présentoir de la galerie et passe une après-midi plutôt cool, après la petite lessive. Le dîner sera d'une longueur éprouvante, mais tout ceci est acceptable car je bénéficie du tarif VRP, 275 F avec le petit déjeuner. 

Vendredi 11 septembre : Saint Christau-Saint Jean Pied de Port (80 km)
Malgré l'étude préalable de la carte, je me trompe de route et effectue 2km pour rien. La bonne direction retrouvée, je prends mon rythme sous un ciel bas. Quelques trous dans les nuages font croire qu'il ne pleuvra peut-être pas aujourd'hui.Vamos a ver.
Je traverse Arette, village rendu tristement célèbre par le tremblement de terre des années 50. On trouve ici de très beaux paysages : la campagne revue par un imagier d'EpinaL Le village d'Aramitz, en particulier, est magnifique, avec ses maisons propres et fleuries. Le cadre qui l'entoure est ravissant : petits vallonnements, ruisseaux et rivières, bois et près, maisons et chemins dans le lointain. L'horizon ne montre que collines et montagnes des Pyrénées. Ce village qui s'étend sur le plateau possède curieusement un magasin moderne et assez important de location d'articles de sport d'hiver. 
Plus loin, à Tardet, c'est l'opposé. Ici, les maisons sont grises et mal entretenues, décrépies ou ruinées. Le village n'est pas du tout soigné. Une rue principale sans harmonie avec quelques vilaines arcades. Les villages suivants sont dans le même style : est-ce cela le Pays Basque?

J'évite le détour par Mauléon, et me dirige vers le Col d'Osquitch. C'est le premier vrai col du voyage. La montée commence sans prévenir au niveau de la plaque du village de Musculdy. Y-a-t'il ici une allusion aux muscles nécessaires ?
Le pourcentage est assez gentil et régulier. Au bout de 4 ou 5 km, on arrive au panneau, à côté duquel un paysan vante et vend son fromage. Mais ce col est bien frustrant car il n'y a pas de sommet bien net, ni de point de vue à l'endroit le plus élevé. 
Je m'arrête un peu plus loin, à l'abri du garage d'un restaurant, car, s'il ne pleut pas, il fait plutôt frais. Pendant que je me restaure avec mes provisions, un jeune cycliste arrive, assez chargé. C'est un pèlerin Suisse qui attend son compagnon de route, un vieux de 58 ans, qui mettra 20 minutes pour arriver. Ce dernier, aussitôt le pied à terre, demandera quel est son retard. On lui ment un petit peu, alors il affirme mériter une récompense, et sort ses cigarettes. Il s'est remis à la bicyclette depuis 3 mois pour s'entraîner en vue du voyage, et utilise un vélo type "demi-course", avec dynamo et garde-boue, chargé comme un mulet. Ils vont cahin-caha vers Compostelle, et sont enchantés de leur périple depuis Saint-Julien : "la France est très belle". 

La route maintenant descend, mais pas jusqu'à l'arrivée. J'ai repéré un petit raccourci sur la carte, mais les panneaux qui ont l'air bricolés, indiquent un nom bizarre comportant des X, pas le même que sur la carte : œuvre des autonomistes? La petite route est en assez mauvais état, et ne dessert que des fermes et un village triste, où il faut encore trouver sa route. Plusieurs fois des chiens agressifs m'ont donné l'assaut, un assaut resté vocal (grâce à mes cris à moi ?). Je regrette un peu la route normale qui devait être bien plus sympathique.
J'arrive à Saint-Jean-Pied de-Port sous quelques gouttes. A l'entrée de la ville un grand magasin de sport et de cycles m'interpelle, comme on dit. Je demande encore une fois ma pommade miracle, la crème Kramer. Encore une fois, la réponse est négative. Une vendeuse compatissante me conseille l'Akiléine Nok, en pharmacie. Il paraît que la marque rendue célèbre par son "dentifrice pour les pieds" a étendu sa gamme aux produits anti-frottements. 

Je trouve l'un des hôtels conseillés par le Routard et m'y installe. Douché et habillé presque normalement (survêtement), je me rends, par les rues moyenâgeuses, à la Société des Amis de Saint-Jacques, qui se trouve juste à côté de chez Madame Debril, spécialisée dans l'histoire du pèlerinage de Compostelle, et jusqu'à ces derniers temps, seule référence pour les pèlerins. Cette dame, citée par mon compère Claude, je l'évite, car elle n'avait jamais répondu à mes lettres de demandes de renseignements. J'ai appris plus tard qu'elle n'aime pas les pélerins qui utilisent le vélo sur le Camino. Et mes timbres pour la réponse alors ?
Par contre, le couple de bénévoles (BC BG) qui "fait sa semaine", me reçoit très cordialement et tamponne mon credencial, (sorte de passeport pour faciliter le logement dans les auberges de pèlerins en Espagne, et … document-souvenir), en s'étonnant d'être les premiers à le faire depuis mon départ. Fallait-il le faire tamponner par les hôteliers ? Ils me disent que je suis pour eux, le premier pèlerin "patronné" par la toute nouvelle Société des Amis de Saint-Jacques de Provence.
Etant à mi-hauteur de la Citadelle, je pousse jusqu'au sommet et me promène sur les remparts et dans les fossés de ce batiment très bien conservé. Sacré Vauban! Grâce à la table d'orientation au dessin naïf, je repère au loin le col de Roncevaux que je franchirai demain : il me paraît suffisamment haut.
En redescendant, je repasse au bureau d'accueil pour demander un renseignement complémentaire, et la dame est contente parcequ'elle avait oublié de me demander mon âge, "pour les statistiques". Dans le doute, elle avait écrit :  54. Flatteuse, va!
J'ai effectué 670 km français depuis Arles. Il en reste dans les 800, espagnols. 
À demain!


Pour compléter votre information, vous pouvez aller lire cet article

samedi 10 novembre 2018

À vélo vers Compostelle 2


 Voici la suite, pour les amateurs...

Lundi 7 septembre : Le Somail-Montréal (70 km)
Après une nuit longue et silencieuse cette fois (même pas une voiture), dans une chambre à l'ancienne, mais confortable, je me réveille à 6 heures et demie. Je prépare les bagages : il faut tout plier et replier pour que ça tienne dans mes petits sacs. Comme le petit-déj n'est prévu que vers 8 heures, heure du passage du boulanger, j'ai le temps de réparer la chambre à air percée.
La patronne du lieu, ne loue que 2 ou 3 chambres, et l'une d'elle occupée depuis plusieurs jours, se libère en même temps que la mienne. Elle me raconte que le jeune homme un peu effacé qui l'occupait, et que je croise, est le fils d'amis à eux, et qu'il s'est retiré ici à la suite d'un passage à tabac qu'il a subi dans une discothèque sans savoir pourquoi, a-t-il raconté. Il a le tour des yeux encore un peu jaune, mais effectivement, il a plutôt une bonne tête.
La note est prête : 185 F + 25 F = 210 F . Le prix est affiché dehors, à côté d'une publicité pour le Routard, où j'ai trouvé l'adresse.

Départ sous le crachin par une petite route qui ne va pas tarder à suivre le canal presque comme un chemin de halage. J'ai le coup d'œil sans avoir les secousses, c'est parfait. Hier avec 45 km de chemin cahoteux, j'ai eu ma dose, les petits pneus de 1,3 pouce, gonflés à 4 kg ne valent rien sur les chemins.
 Le paysage est magnifique et les petits villages qui ont poussé le long du canal sont un régal pour les yeux : Ventenac, Paraza, Roubia.
 A remarquer aussi la belle écluse de l'Aiguille, dont les abords sont décorés (?) de sculptures (??) faites par l'éclusier lui-même, un jovial gros barbu : racines et bois mort travaillés pour ressembler à des animaux ou des personnages monstrueux. Tout en éclusant un coup de flotte, je le regarde sasser un bateau, et je repars.
Pas de pluie. Pas de soleil non plus. Mon ombre n'apparaîtra que quelques instants, pour lécher les herbes du bas-côté, jusqu'à Argens-en-Minervois, où plusieurs villas en construction sont en briques, et non en agglos, comme vers chez moi. Le canal passe au bout de l'agglomération et je le traverse pour continuer mon chemin.

Petites routes sans charme jusqu'à Carcassonne. Puis nationale et longue traversée de la ville, qui, miraculeusement, me mène pile sur la route que je guettais, celle de Mirepoix.
Le vent, de face depuis quelque temps, fraîchit, et me contraint à un petit 10 ou 12 km/h, dans un paysage vallonné rappelant la Touraine. Comme mes forces baissent et qu'il est 1h et demie, je décide de m'arrêter contre un foudre publicitaire, posé au bord de la route. C'est le seul abri contre le vent dans cette taïga méridionale. Au menu: saucisson, fromage et banane.
Après une autre application, sans espoir, de pommade-pour-derrières-de bébés, je repars, et la pluie arrive brusquement avec éclairs, tonnerre et rafales de vent. J'ai revêtu le poncho de Didier, et le passe par dessus le guidon. Mais le vent le fait tourbillonner, j'ai de l'eau dans les yeux, je suis noyé par les gerbes que m'envoient les voitures. Pénible, et pas au point. Je m'arrête dans un abri de bus, après m'être fait une place en repoussant du pied l'amas d'ordures qui s'y trouve. Mais l'orage est bien installé, et comme je n'ai pas très chaud, je perds patience et repars dans la tourmente, bien décidé à atteindre au moins Montréal, en pensant au merveilleux cassoulet au confit de canard que nous y avions mangé, à 5 heures de l'après-midi, avec Claude, quelques années auparavant.
Alors que je peine contre les éléments dans la longue côte qui mène au village, j'aperçois un panneau indiquant un motel juste là, à côté, et l'allée qui y mène descend même un peu ! Dans les circonstances présentes, ça ne se refuse pas!
Le patron jovial m'accueille avec le sourire et, voyant mon équipement, me demande si je livre le "gratuit" local… Il m'invite à rentrer mon vélo dans la chambre, en me disant que depuis qu'il a eu l'équipe de France féminine de cyclisme, il sait ce que c'est. Le restaurant est ouvert, donc ce soir, pas de souci pour dîner.
Bain et sieste réparateurs, alors que la pluie a cessé. Au dîner, j'essaie encore le cassoulet, qu'on me garantit fait par la maison. Il ressemble fort à celui d'hier soir, avec ces espèces de saucisses sans goût, faites à base de … couenne ! Mais enfin, tout cela est fort correct pour le prix : chambre, dîner, petit déjeuner : 245 F.


Mardi 8 septembre : Montréal-Saint Girons (108 km)
A 13 heures, je déjeune au bord d'une petite route près de Foix. Une voiture toutes les 10 minutes, il fait un temps radieux. Je suis au soleil, presque couché contre un talus herbeux. Au menu : épi de maïs volé dans un champ, saucisson, bananes, et mûres de la haie voisine. La route a été éprouvante, avec un vent venant le plus souvent de face. C'est le vent du pays, "autan" emmerdant que le mistral. Il fait payer cher son rôle de chasseur de nuages. La pluie du départ n'a pas duré longtemps.
Je m'arrête à Mirepoix pour renouveler la provision de bananes et de pommes. Ce qui m'amène au cœur de cette magnifique ville moyenâgeuse, avec ses vieilles rues et sa place bordée de galeries en bois, qui jouent le rôle d'arcades devant les magasins.
Il n'y a presque plus de vignes par ici. La campagne est vallonnée, bien verte, avec des prairies, des champs de maïs et des bois. Beaucoup de petits villages viennent distraire la vue du pèlerin condamné à la grande route droite. Mais j'ai repéré une petite route blanche (blanche sur la carte Michelin) qui longe une rivière, nous allons voir ça…
Mon attente n'est pas déçue : la petite route qui (après une bonne montée), s'ouvre sur la vallée cachée, est adorable, avec ses belles prairies et ses rares maisons proprettes. Légèrement en descente, elle permet un petit 30 km/h sur le 42/11. Un vrai plaisir! On arrive, par Aigues-Juntes, au Mas-d'Azil. La "grotte", creusée à travers la montagne par le torrent, a été utilisée par les hommes qui ont construit la route à côté de la rivière, dans le tunnel naturel. Quelques projecteurs ne parviennent pas à mettre en valeur comme il le mériterait, ce site extraordinaire.
Ensuite, j'aurai droit à une longue montée sans > sur la carte, mais pénible quand même, à cause du vent, toujours présent. La fatigue aidant, on se dit parfois que le cartographe s'est trompé et qu'il aurait dû dessiner la route comme une arrête de poisson, avec des >>>> en quantité.
En approchant de Saint-Girons, la route redescend quelque peu, et permet d'admirer tranquillement de jolis ponts sur le Salat.
Je trouve un petit hôtel en ville, style 1930, où le patron gare mon précieux vélo à côté de sa moto, dans son garage personnel. Il est 17 heures, il fait doux, presque chaud. La ville est animée. De vieux bâtiments trempent leurs fondations dans le Salat qui coule par dessus des digues en faisant beaucoup de bruit. Fâché avec la cuisine locale, je dînerai d'une pizza grande et d'une bière fraîche. Dessert : cornet de glace au bord de la rivière, alors qu'il fait encore grand jour, car je me trouve déjà bien plus à l'Ouest, où le soleil tarde à arriver!

Mercredi 9 septembre : Saint Girons-Montgaillard (113 km)
Temps magnifique mais frais. Départ à 8 heures 25 par la petite route peu fréquentée qui longe le Salat sur sa rive droite : dans le sens de la descente. Encore une très jolie vallée, et une belle moyenne parmi les bois et les près trempés de rosée.
J'ai vu sur la carte qu'à Antist ("Il est d'Antist!"), il faudra tourner à gauche. Lorsque j'arrive au panneau du village, je constate sans surprise qu'un rigolo a rajouté un D devant le nom du village.
Plus tard, je m'arrête à Montrejeau et déjeune au soleil, au bord de la Garonne, à côté du pont, en partageant mon pain avec les poissons.
Lorsque je reprends la route, j'ai une mauvaise surprise : la rue monte, monte, au moins >> et sur la digestion, ça fait mal. Je comprends la raison du mont dans le nom de la ville.
 La route vers Capvern est très agréable, ainsi que la petite route blanche qui suit. Je suis heureux de voir mon ombre m'accompagner consciencieusement depuis ce matin. Beau temps et plaisir de rouler, bien que ces petites routes se préoccupent peu des pourcentages dans les montées. Les bosses sont terribles, mais les voitures rares. Paysages verts, verts, verts, vaches avec sonnailles, et … odeurs. L'herbe des prairies est vraiment exubérante, elle recouvre les bords du bitume : on a l'impression que si les hommes n'intervenaient pas les routes seraient carrément phagocytées!
Après m'être perdu quelque peu dans les croisements sans indications, et avoir poussé parfois le vélo dans des raidillons infernaux, je débouche finalement sur la grand'route près de Bagnères de Bigorre. Montée raide en ligne parfaitement droite, sur 1 ou 2 km. Dur, dur. Au sommet, il y a un bar qui doit s'appeler "Bar de la côte", ou quelque chose comme ça. Je cède à la soif et avale 2 demis avec grand plaisir. La jeune fille remplit mon bidon d'eau glacée que je ne tarderai pas à finir également.
D'ici, je téléphone à l'hôtel de Montgaillard, cité par le Routard. C'est à une dizaine de kilomètres. Après trois essais, j'abandonne, et malgré l'absence de réponse je décide de dépasser Bagnères et de pousser jusque là-bas. L'adresse indique : avenue du 11 Novembre. Après avoir parcouru les quelques rues du triste village, je demande mon chemin. On me dit que c'est à la sortie du village. En réalité, c'est en pleine campagne, au carrefour des routes de Luchon et de Bagnères.
Les patrons sont âgés et n'ont plus guère de motivation. La dame me prévient qu'elle ne fait pas de restauration. Mais plus tard, elle m'invitera à m'asseoir à une table, en me disant qu'elle doit faire la cuisine pour des parents, alors, un de plus… Jambon cru, melon, radis, côte de porc et spaghettis, fromage, gateau de patisserie, vin rouge du pays. Que demander de plus ?
Je me rends compte que je n'ai pas beaucoup d'espèces, et que l'hôtel ne doit pas accepter la carte bleue. Aussi je décide de ne pas prendre de petit déjeuner, n'ayant pas envie de retourner à Bagnères chercher de l'argent, au moment de partir.
Mais le lendemain, malgré mes dires, la dame me pousse manu militari vers "ma" table où m'attend "ma" serviette, une baguette de pain frais, un croissant, des confitures maison et du beurre. Elle m'apporte le café en me disant qu'après les malheurs qu'elle a eu, l'argent ne compte pas. Je lui devrai 26 F, même après avoir raclé le fond de mes poches. Sachant que je vais à Compostelle, elle me demande en échange, de dire une prière pour sa fille de 53 ans, récemment disparue, et qui tenait l'hôtel.
Elle tient à remplir mon bidon d'eau du frigidaire, et ne cesse de me demander si j'ai tout ce qu'il me faut! Merci, madame Lahaye, on aimerait rencontrer plus souvent des gens comme vous.

(à suivre).

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mardi 6 novembre 2018

À vélo vers Compostelle...

Aujourd'hui, un léger accès de nostalgie me conduit à revenir sur une toute petite épopée à vélo que j'ai accomplie il y a déjà vingt ans : un voyage vers Compostelle.

Pour la plupart des partants, il s'agit là d'un pèlerinage dévot un peu punitif, destiné à faire amende honorable, et peut-être bénéficier de la grâce divine qui les lavera de leurs péchés. D'autres disent qu'ils veulent “se retrouver" (?), ou “découvrir le Chemin“, sans trop savoir ce qu'ils attendent, ou ce qu'ils cherchent.

Moi, je voulais simplement faire toilette un peu sportivement des soucis et des contraintes liés à mon difficile métier, accumulés pendant 40 ans. Et j'ai choisi Compostelle pour avoir le plaisir de me plonger dans la gloire ancestrale et profane de ce chemin d'initiés, que les chrétiens ont plus tard adapté à leurs croyances.
Et prendre la route le nez au vent, sans précipitation ni contrainte, en retrouvant au passage des symboles de la grande Tradition, me semblait constituer la meilleure façon de marquer la fin de mon exercice, et de fêter mon retour à la vie sereine.

Adepte du vélo depuis des décennies, comme le regretté Jacques Faizant je considère que “le cycliste est un piéton miraculé“. Alors pourquoi se faire du mal et des ampoules en marchant, alors que la jolie petite reine vous tend gentiment son guidon. Elle vous soulagera de votre poids : vos efforts ne serviront qu'à avancer, et plus du tout à vous porter.

Mon vélo est un VTT en titane, mais de simple facture, avec juste une fourche télescopique, mais avec le choix de 24 vitesses. Sa rigidité et sa légèreté le rendent très agréable. Tout équipé de mes petits bagages et d'une bouteille d'eau d'un litre, il ne pèsera que 20 kg.

Les essais durent depuis quelques semaines, j'ai un peu d'entraînement, et j'ai parcouru plusieurs fois plus de 100 km autour de chez moi avec tout l'équipement, pour voir. Et tout se passe bien, sans fatigue ni courbatures. 

Alors, malgré un gros rhume, je pars...


Seule la partie dessinée en rouge constitue le véritable Chemin de Compostelle originel,
considéré comme un Chemin d'Initiation
(Image en provenance du site La Caminade)



LE VOYAGE

Samedi 5 septembre : Arles-Lattes (89 km).
La bicyclette était prête depuis hier, les affaires bien tassées dans le sac arrière (en forme de boîte aux lettres américaine) et le sac de guidon. La banane autour de la ceinture, bien gonflée, elle aussi. Poids du vélo nu : 10 kg. Le même avec porte-bagages et sacs divers, plus le bidon d'un litre d'eau : 20 kg. Pour le cycliste, les chiffres étaient respectivement 79, et 80 avec la ceinture-banane...

Devant l'insistance... générale, j'ai accepté de court-circuiter la première étape, comportant la traversée peu gratifiante de Marseille et de la plaine de la Crau, et de me faire conduire à proximité d'Arles en voiture.
Le faux départ a eu lieu à 8 heures 45 de la maison. Vers 11 heures, en pleine Camargue, le vélo est remonté, chargé, et les photos prises, qui auront bien sûr pour légende :
"En route pour de nouvelles aventures!"
Le temps est très doux et la route belle, un vrai plaisir. Les petits pneus slick ont un excellent rendement sur le goudron, et j'ai l'impression de rouler sur mon vélo de course. Les miasmes de la bronchite devraient vite disparaître.

 J'achète des fruits au bord de la route, mais comment laver le raisin ? Finalement, pas lavé, il est aussi bon…
La route qui traverse la Camargue, est quelque peu monotone, mais j'arrive bientôt à Aigues-Mortes, les derniers kilomètres parcourus sur le bord du canal, ce qui varie un peu le paysage. Mais ici, dans le sol meuble et sablonneux, les petits pneus ne sont pas à leur affaire : on ne peut pas tout avoir. Après le centre-ville, je cherche à continuer ma route le long du canal, mais je me retrouve dans un cul-de-sac, arrêté par l'eau : 3 km pour rien, plus 3 pour revenir. Plus tard, je m'apercevrai que plusieurs canaux ou voies d'eau se croisent, sans pont, ce qui m'aurait de toutes façons arrêté.

Les panneaux routiers étant faits pour les voitures, par définition pressées, je me retrouve sans le vouloir sur une route qui ressemble à une autoroute, et qui ne figurait pas sur ma carte un peu ancienne. Elle ignore totalement le bord de mer. Tant pis!
Je retrouve le rivage un peu plus loin, après avoir cependant traversé La Grande-Motte sans apercevoir le moindre bout d'eau bleue. Sans doute fallait-il chercher les panneaux "Plage" ou "Port" et faire le détour ?
A Carnon, après un sandwich-camionnette, je pique vers l'intérieur des terres en direction de Lattes (une banlieue de Montpellier) où je compte trouver un choix d'hôtels. Las, bien qu'il ne soit que 16 heures, tous ceux que je vise sont complets, car nous sommes samedi.
Et j'ai déjà mal au fondement!

Je finis par en trouver un dont le patron, au téléphone m'annonce un prix de 180 F. Il s'avèrera que j'ai mal compris, c'est un motel, à 380 F. Après bien des difficultés, j'y arrive enfin. J'ai demandé ma route cinq ou six fois, même à des gendarmes (c'est tout dire), mais les gens d'ici ne savent pas du tout expliquer, ce doit être génétique* …
Le patron, un Bônois, me permet de rentrer le vélo dans la chambre. Après un petit casse-croûte puisé dans les provisions achetées en route, je m'endors rapidement. 

Je suis réveillé très désagréablement à 3 heures du matin par des pulsations hyper-basses que je n'identifierai que quelques secondes plus tard comme provenant de la discothèque voisine. Impossible de se rendormir avec ces infra-sons terribles sur un rythme de techno.
Finalement, je finis par téléphoner à la police de Montpellier, qui me dirige sur la gendarmerie de Lattes. Malgré plusieurs appels, le bruit continuera jusqu'à 6 heures pile. Quand les boum-boum s'arrêtent enfin, je me rendors d'une masse jusqu'à 8 heures.
Au petit déjeuner, le patron qui avait été réveillé par mes soins vers 4 heures, me demande alors de relater ma mésaventure sur un papier. Ce que je fais volontiers. Mais je ne saurai jamais si c'est pour ma catharsis personnelle ou pour en faire vraiment usage dans le cadre d'un contentieux qu'il me dit avoir avec cette discothèque. Petite nuit!

Dimanche 6 septembre : Lattes-Le Somail (132 km)
Départ à 8 heures 45 et vaine recherche de "l'ancienne petite route". Les explications du patron ne sont pas plus fiables ce matin que celles qu'il m'a données hier au téléphone pour trouver son hôtel, et je me retrouve sur la voie rapide, encore une fois. Le monde moderne donne une priorité absolue à ces routes directes, à tel point qu'on ne voit plus de panneaux sur les routes secondaires, les plus adaptées aux vélos.
C'est ainsi que je roule sur une sorte d'autoroute ennuyeuse, dont le bas-côté n'est pas très bon, pendant plusieurs kilomètres. Seule distraction — si l'on peut dire — le nombre incalculable de lapins écrabouillés par les autos. Ils sont secs et plats comme du carton, ce qui laisse penser que la saison faste est passée. À raison de 1 tous les 10 mètres, cela fait quand même pas mal de gibier enlevé à la convoitise des chasseurs. Parmi cette marqueterie tragique, de temps à autre, une couleuvre (de Montpellier, bien sûr).

Finalement, je parviens à rejoindre le bord de mer où s'étend une magnifique plage de sable blanc pendant des kilomètres. Pas un brin de vent, la mer fait au bord une vaguelette de 10 cm et brille comme un miroir. Il y a très peu de monde, mais beaucoup de Harley-Davidson depuis ce matin, bizarre.
Quelques kilomètres plus tard, sur une route à double voie, j'ai l'explication de cette invasion motocycliste : derrière plusieurs voitures roulant au ralenti et munies de gyro-phares, défile une caravane de quelques centaines (ou milliers ?) de Harley, brillant au soleil de tous leurs chromes. 

Après Agde et Sète, la route se continue, assez ennuyeuse, jusqu'à Villeneuve-les-Béziers. Où je découvre le canal du Midi. Je suis sa rive sud sur un petit chemin goudronné au début, qui va me faire traverser tout Béziers. Je ne quitterai plus ce lé pendant plus de 40 km, croisant de nombreux cyclistes, surtout près de la ville.
Quel calme et quelle douceur! Les bateaux vont à 10 à l'heure, très dignes. Je peux rouler à 18 ou 20 km/h sous les grands platanes, dont malheureusement les racines affleurent souvent : aïe mes fesses!

Après une petite halte auprès des étonnantes 9 écluses en escalier de Fonserane, où j'échange mes impressions avec un couple d'Anglais qui connaît très bien la région, je reprends ma route, le long de ce canal ludique. De nombreux canards, sauvages, mais pas farouches, habitent ici. Des gens leur jettent de la nourriture. Ils s'appellent en poussant des coins-coins puissants et cocasses qui rappellent ceux des cartoons.

Un petit problème se pose chaque fois que je rattrape des piétons qui ne m'entendent pas arriver. Le chemin est, la plupart du temps, assez large et comporte deux traces comme si des voitures y passaient. Le reste est recouvert d'une herbe très épaisse. Habituellement je ralentis fortement et m'approche en toussant (facile avec ma bronchite), ou en faisant grincer les freins quand ils le veulent bien. Mais presque toujours, je dis "Pardon, pardon…". Une fois, je m'approche d'un groupe de jeunes dames avec leurs enfants, en m'apprêtant à utiliser une de mes méthodes habituelles. Mais avant que j'aie signalé mon approche, une fillette me voit et s'écrie "Maman! Un vélo!". Aussitôt c'est la débandade et tout le monde se croise et se recroise. Alors que je pensais pouvoir passer entre le groupe et l'eau, je suis forcé de faire un brusque écart pour éviter quelqu'un et je tombe dans l'herbe, en douceur, mais tout près du bord, au grand affolement de ces dames, qui me voyaient déjà dans l'eau!


 Le canal du Midi
(Photo Joffrey Photographie)

Quelquefois, des bateaux sont amarrés à de gros piquets de fer enfoncés pour l'occasion dans le sol de la berge. Mais un plaisancier sans scrupules, avait fixé une de ses amarres à un arbre, et le cordage coupait le chemin à un mètre de haut. Seul un petit mouchoir blanc indiquait l'obstacle. Je descends de vélo pour passer dessous en imaginant ce qu'aurait été le choc dans la poitrine contre ce cordage de 2 pouces de diamètre, si je n'avais pas aperçu le petit signal… Un peu léger, comme comportement. 

Il faut quelquefois changer de rive, le chemin de halage n'ayant pas toujours été entretenu. Je passerai même dans un tunnel tout noir, sur un "trottoir" tellement étroit que les poignées de guidon raclent le mur et la balustrade. Je vois arriver une petite jeune fille qui va sans doute rejoindre le galopin aperçu un peu avant à coté de sa mob. Elle ne me laisse pas le temps de me ranger et passe par dessus la rampe, au-dessus de l'eau, pour me croiser. Ce tunnel se termine par un escalier très raide que je dois escalader, le vélo sur le dos. Le chemin passe par-dessus le tunnel et change de rive.

Plus loin encore, le chemin n'est plus qu'une petite trace glissante au bord de l'eau : il faut éviter les ronces et ne pas tomber dans le canal qui a rongé la rive. Je passe une fois ou deux à pied, et j'attrape une épine.
Je change de chambre à air près du joli pont de Pigasse, et me fait rattrapper par les bateaux que j'avais doublés. Plus tard, d'une de ces péniches, un italien me demandera si le pneu a bien été réparé.

Je sors mon portable pour téléphoner à la dame de la chambre d'hôtes du Somail et lui dire que je serai un peu en retard. En réalité, je le serai beaucoup plus que prévu… Car, par la suite, le canal se divise en deux branches, et dans le clair-obscur des sous-bois, je ne m'en rends pas compte, je continue sur la rive du nouveau canal qui va vers le Sud, alors qu'il aurait fallu traverser sur un pont et continuer à suivre le canal du Midi. Je m'en aperçois en arrivant dans un village que je n'avais pas vu sur l'itinéraire prévu sur ma carte. Bon, pas grave. Je demande mon chemin, et rejoins en tâtonnant (pas de plaques mais de nombreux croisements de petites routes au milieu des champs) le village du Somail à 19 heures. 


Le Somail

(Photo Joffrey Photographie)
 

Le cadre est magnifique : vieilles maisons couvertes de lierre, quais, plusieurs restaurants, de nombreux bateaux de croisière fluviale sont amarrés dans le canal comme dans un port. Les poissons sautent pour leur dîner de moucherons. Le calme absolu.
Douche, petite lessive et restau. Je me laisse influencer par la région et prends un cassoulet. Choix néfaste : aucun goût. Conserve ?
Le portable est muet, ici, le réseau Itinéris ne passe pas. Je téléphone à Claude d'une cabine et retire un peu d'argent auprès de "l'affreux caissier" du coin, comme on appelle les distributeurs de billets aux USA (Uggly tellers). 

(à suivre)


*En 1998, les GPS et les téléphones intelligents étaient fort rares...

Pour compléter votre information, vous pouvez aller lire cet article

vendredi 19 octobre 2018

Le Canard en fer blanc, Eroll Flynn, et le poropompero...


Est-ce la nostalgie, ou bien ce récent séjour aux Baléares, qui me poussent à vous dire cette anecdote futile, dont seul le titre semble cacher quelque mystère...


Alger, 1959,
Après avoir raccroché le téléphone, me voici courant vers l'agence de voyages de la belle Véronique*. Elle me connaissait bien, et appréciait les boîtes de chocolats que je lui adressais l'année durant, pour services rendus... En effet, au cours de cette période que j'avais décidée plutôt nomade, et avec son aide, je fréquentais bien plus souvent les hôtesses de l'air que ma concierge. Elle trouverait sûrement une solution à ma demande de dernière minute.
L'ami Gilbert m'avait chargé de l'affaire :
— Nous avons un voilier à rapatrier, ferme ton boui-boui et trouve-nous deux allers simples pour Palma, pour ce week-end, le proprio nous attend.
Quelques heures plus tard, le téléphone sonne :
— Je t'ai trouvé deux places... sur un DC3, ajoute-t-elle après une hésitation. Ça te va?

Voici comment je fis connaissance avec le célèbre Canard en fer-blanc, le fabuleux et incassable petit Dakota bi-moteur, en service sur tous les continents depuis déjà une vingtaine d'années.
Le nôtre appartenait à une compagnie ibérique, et nous attendait derrière les vitres du petit aérogare de Maison-Blanche. Posé sur la roulette de queue, un peu fané, quelques coulures grasses près d'un moteur. Mais aussi terriblement sympathique que sur les photos, avec son nez camus et ses multiples rivets, posés sur l’aluminium nu.
Le pilote se promène sur une aile, une règle de bois à la main et ouvre le bouchon du réservoir, grand comme une assiette, pour jauger le niveau du carburant avec son bâton.

Au moment de passer les contrôles, le douanier m'annonce qu'il y a une limite à ne pas dépasser en argent liquide transporté.
— Mais, vous avez beaucoup trop d'argent! (Note de l'auteur : heureux temps!).
Nous voilà partis pour un bureau à l’autre bout du bâtiment, où je vais devoir laisser le surplus interdit jusqu'à mon retour. Les formalités sont longues et le micro ne cesse d’informer le public que l'avion n'attend plus que moi. Finalement, me voici courant sur le tarmac dans les remous des hélices du DC3 vraiment prêt à décoller. Sous les regards furibonds des passagers, je remonte l'allée centrale en glissant sur le plancher d'aluminium, tellement usé qu'il n'est plus strié, et qu'il épouse même la forme des traverses sous-jacentes.

Deux heures plus tard, nous atteignons Mallorca, une île de douceur où le temps semble arrêté. La ville de Palma a été facile à traverser tellement la circulation est fluide. Elle est parcourue par de belles calèches à roues caoutchoutées, qui promènent les rares touristes au trot sonore d'un cheval décoré.
Soudain, je vois Gilbert, qui dépasse les 2 mètres, qui se précipite vers une micro-voiture garée là, un Biscooter Voisin, très répandu ici, mais qui n'avait jamais été homologué en France, malgré le prestige de son créateur, le célèbre constructeur d'avions, et malgré la demande de véhicules automobiles après la guerre. Au volant, Gilbert a la tête qui dépasse le pare-brise de 40 centimètres pour le moins, et évidemment la scène mérite la photo : un géant dans le cochecito.

Au Yacht Club, nous découvrons "notre" bateau, un magnifique quillard d’une dizaine de mètres, de construction classique, très fin, et curieusement, avec une hauteur sous barreaux suffisante pour Gilbert. L'architecte, prévenu de la taille du futur propriétaire, lui aussi très grand, avait installé un plancher très étroit directement sur la contre-quille, pour atteindre la “hauteur sous barrots“ exigée.
À côté de nous, une grande et belle goélette noire, de style ancien.
— C'est le bateau d'Eroll Flynn, nous dit-on.
L'acteur n'est pas là, mais un membre de l'équipage, évolue dans la mâture, des outils dans un seau attaché à la ceinture. Nous apprendrons la disparition de Robin des Bois quelques mois plus tard, à l'âge de 50 ans.
Plus loin, dans le port commercial, nous découvrons avec étonnement une série de grandes barques non pontées, de faible franc-bord, munies de voiles latines, et qui servent au transport des matériaux de construction entre l'Espagne et l'île.
— Pas possible, ça existe encore des trucs comme ceux-là, au milieu du XXè siècle?

Nous vérifions le bateau puis, en voiture de location, parmi les moulins à vent destinés à l’arrosage, nous allons saluer des amis de Gilbert en vacances dans la merveilleuse calanque quasi déserte de Cala Figuera**.

Cala Figuera, avant (affichage public, 1950?).
Photo D.C.O.

Cala Figuera en 2018 
Photo D.C.O.

— Le bateau est prêt, nous partons demain à 4 heures, annonce mon pote, à la cantonade, alors que nous papotons avec un groupe de plaisanciers Algérois. 

Pour le dîner, on nous a recommandé un cellar, une ancienne cave vinicole transformée en restaurant. C'est un grand bâtiment qui a gardé quelques vieux foudres sur un côté, et qui est équipé d'un puits en son milieu. Au fond, le bar, à droite la zone salle-à-manger.
Alors que nous hésitons à choisir un apéritif, le garçon nous conseille la boisson gratuite, avec un sourire dont nous aurions dû nous méfier. Sur la margelle du puits est posé un gros récipient de verre contenant une dizaine de litres de vin blanc. À l'opposé de sa poignée en verre, un bec d'une longueur inusitée. Cela s'appelle un porron, ou un pompero ; nous décidons de le nommer poropompero. La dégustation est gratuite et illimitée à une condition : ne se servir que d'une seule main pour boire au jet, sans toucher le bec.

 dessin D.C.O.

Nous regardons faire les autres clients, puis nous nous mêlons à eux dans les rires et les éclaboussures. Malgré la pratique régulière de la musculation, j'ai vraiment du mal à tenir ce poids appuyé contre le poignet, puis à tendre le bras vers le haut pour avoir l'extrémité du bec plus haut que la bouche. Gaspillage...
Gilbert, avec ses bras de moulin à vent y arrive assez rapidement. Mais je devrai attendre que la soirée s'avance et le niveau du vin baisse dans le poropompero, pour parvenir à relever le défi proposé par le patron malicieux.
J'en ai même trop bu, y retournant au cours du repas pour arroser le délicieux mais trop gras demi-porcelet rôti, imprudemment commandé après quelques amuse-gueules plus ou moins roboratifs.

Au petit matin nuiteux, après quelques heures de sommeil difficile, j'ai déjà la nausée. Je suis achevé par le rangement de la chaîne d'ancre, à plat ventre dans la pointe sombre du bateau, qui tangue déjà dans la houle bien formée de la Méditerranée.
La traversée de 400 km sera dure...


* Ceux qui me lisent savent que Véronique un des prénoms féminins que j'aime utiliser dans mes contes...
**Soixante ans plus tard, j’ai eu du mal à retrouver les maisonnettes de pêcheurs qui faisaient son charme, car elles disparaissent sous les avancées du béton moderne.


vendredi 24 août 2018

Marine à voile et Tradition...


Comment le symbolisme et l’utile se rejoignent… Hasard ou nécessité ?



Pour mieux concevoir, mieux expliquer, et mieux transmettre, l’homme a toujours ressenti le besoin de symboliser les notions difficiles à manipuler, comme celles qui nous concernent aujourd’hui.
Il y a quelque temps, je vous faisais part* de l’utilisation dans les constructions, par les ouvriers initiés du passé, de formes symboliques ayant un rapport avec les principes de la Tradition primordiale.

Je vous racontais comment le cercle, le carré et l’octogone, sont les trois formes qui ont permis à l’homme, en représentant symboliquement la hiérarchie Ciel-Homme-Sol de conforter sa place légitime entre le Ciel qui le domine et le Sol qu’il maîtrise, et de tenter ainsi, dans ses créations, de respecter la meilleure harmonie avec la manifestation** dont il est l’un des protagonistes.

Pour illustrer différemment le contenu de cet ancien article, voici une anecdote historique, ayant un rapport avec l’aventure de la marine à voile.


Un petit rappel

Revenons un instant à la grande Tradition. Nous savons que les principes primordiaux à l’origine de cette dernière, avaient été “suggérés“ à l’homme par l’observation de la nature***. Les événements célestes, rythmés comme la succession du jour et de la nuit, le déroulement répété des saisons, l’avaient poussé à sacraliser le Ciel, élément remarquable par sa puissance.



- Le Ciel, représentant la qualité, sera traditionnellement symbolisé par un cercle, qui mieux que toute autre figure, schématise la course cyclique des astres autour de nous, selon un rythme régulier. Un cercle est également l’élément d’une demi-sphère, comme nous apparaît la voûte céleste, au-dessus de nous.



- Par opposition, c’est le carré qui symbolise le Sol, qui lui est  quantitatif. C’est l’Espace de l’Homme. Les exemples les plus marquants en sont les limites de son champ, les angles de sa maison, les 4 directions cardinales, tous éléments universels et indiscutables de l’étendue.



- L’octogone est sans doute la seule des trois figures à devoir quelque chose à la réflexion, plutôt qu’au seul constat. On imagine bien qu’elle convient mieux qu’un pentagone ou qu’un heptagone pour figurer le terme moyen, à mi-chemin entre le carré et le cercle, lui-même considéré dans toutes les traditions comme soumis à un système duodénaire (à base de 12).

Nous avons donc :

4 + 12 = 16

et 16/2 = 8

La suite 4/8/12 est donc légitime.

Et par suite, la disposition hiérarchique de ces symboles géométriques est toute définie : le cercle représentera le haut et le carré le bas, alors que l’octogone figurera le plan moyen.

On devine sans effort ce que permet ici l’application de l’analogie : le cercle représentera le Ciel, le carré le Sol et l’octogone, l’Homme, réellement situé entre les deux.

 



Dans le précédent article, nous avons vu des exemples de constructions réalisées selon cette hiérarchie, des églises, des fontaines, des tours, par les ouvriers qui avaient la Connaissance des lois de la Tradition, et pouvaient les appliquer dans leurs œuvres : c’était le cas des Compagnons, par exemple…



Venons-en à la marine à voile.

Les bateaux au long cours les plus répandus au temps passé, étaient les voiliers dits “à phares carrés“ (à voiles carrées, comme les caravelles, les frégates…). C’étaient les bateaux de commerce, ou ceux des pirates, ou encore ceux des explorateurs. Ils étaient fabriqués par des ouvriers souvent initiés, qui savaient les secrets permettant d’assurer une certaine harmonie entre l’objet construit et le cosmos, en appliquant les Lois du Ciel



 
L'Hermione 




Nous allons voir que très curieusement, le symbolisme et le pragmatisme se rejoignent dans cette création utilitaire que constitue la construction d’un voilier, fut-il le plus rudimentaire qui soit. Ce qui semble avoir été le cas de ces navires, la plupart du temps construits hâtivement et grossièrement.

Sur les voiliers d’aujourd’hui, les mâts sont posés sur le pont et sérieusement haubanés pour résister à la force du vent.

À l’époque, les mâts étaient emplantés dans le fond du navire, dans une cavité cubique creusée dans la massive contre-quille. L’extrémité inférieure du mât était bien sûr ajustée à cette forme et taillée selon une section carrée, qui permettait une bonne tenue, et promettait la plus grande résistance aux efforts à venir.



La partie haute du mât recevait les voiles et les vergues, qui devaient pouvoir être orientées selon toutes les angulations possibles pour se prêter à la direction du vent. Il valait mieux que le fût soit, en cet endroit, parfaitement cylindrique, donc de section circulaire.



Un point important était constitué par la traversée du pont par le mât. Par gros temps le pont était balayé par les vagues et l’eau s’infiltrait par tous les espaces mal colmatés, comme celui qui aurait pu se trouver autour du mât. Imaginons notre mât jaillissant de la soute comme un arbre : à cause des légères déformations dues aux efforts exercés par le vent, il était très difficile de rendre la traversée du pont étanche.

Une solution consistait à coincer de l’étoupe ou des chiffons maintenus en place à l’aide de petites planchettes enfoncées en force autour du mât.

L’expérience a montré que la meilleure étanchéité était obtenue lorsqu’il avait été, pour l’occasion, sculpté en cet endroit selon une section polygonale. C’est la forme de l’octogone qui fut choisie. On peut imaginer qu’une section carrée par exemple, aurait présenté des angles trop marqués pour être convenablement calfatés. Une forme polygonale plus multiple aurait augmenté les exigences de précision, et aurait obligé à utiliser une plus grande quantité de planchettes, donc de créer plus de hiatus entre deux planchettes.

C’est l’octogone qui a été choisi.



Carré, octogone, cercle… le compte y est. Et dans le bon ordre ! Mais quels motifs avaient réellement présidé à ces choix ?

- était-ce le pragmatisme des constructeurs ? Parce qu’il fallait empêcher le mât de tourner dans son emplanture, parce qu’il fallait que les anneaux de ragage, les cordages, les bômes et les vergues se positionnent sans heurts dans toutes les positions exigées par la navigation ? Parce qu’il fallait à tout prix trouver un moyen de bien maintenir l’étoupe et éviter les intrusions de l’eau autour du mât ?

- ou bien était-ce une soumission à la Tradition ? Parce que le mât, symbolisant par sa verticalité l’Axe du monde, se devait, plus que tout autre élément du bateau, de respecter les grands principes, et porter en lui les symboles universels ? Des symboles qui, par leur présence sur cette partie importante du navire, par la hiérarchie subtile qu’ils contenaient, ne pourraient que favoriser une relation harmonieuse de l’homme avec les éléments sacrés du cosmos, avec les limites métaphysiques de la manifestation.



Comme vous devez vous en douter, je n’ai pas l’autorité nécessaire pour répondre à cette question. 

  





*Voir l’article :


** Manifestation : entité métaphysique qui désigne ce qui est contenu entre les limites Ciel et Sol, donc l’Homme, et les inter-relations qui existent entre eux trois.


*** Voir l'explication de ce fait dans la deuxième partie de l’article :