Sujet : Une nouvelle, à propos d'une balade à moto.
Il enfile le casque qui, en passant, frotte sur son
nez et lui replie les oreilles. Mais ce petit désagrément se transforme bien
vite en une sensation de confort chaud et protecteur, assorti d’une impression
d’invulnérabilité. D'ailleurs, il est impossible d'en être autrement avec ce casque prestigieux, qui porte
le nom d'un compositeur et qui coûte une fortune. Une belle pièce!
Les bottes neuves qui enserrent doucement ses chevilles, le pantalon avec ses épaisseurs protectrices bien placées, et la veste doublée de molleton et équipée d’un renfort dorsal, complètent le viril équipement. Le voici solide, protégé, invincible, et beau comme un gladiateur à son jour de gloire.
Pendant qu'il ajuste ses gants en tapotant l'une
contre l'autre ses mains aux doigts écartés, la quatre-cylindres ronronne en
faisant légèrement vibrer ses chromes discrets au soleil revenu. L'hiver est
fini, et les impressions encore vives des dernières sorties hasardeuses et
glaçantes, sont remisées aujourd’hui au coin de son esprit, dans la case
réservée aux souvenirs à oublier.
Cette matinée dominicale s'annonce généreuse et l'air
léger promet de vivifiantes goulées d’oxygène. Le pilote et son rutilant
destrier sont impatients de s’élancer sur la route ensoleillée, pour une
plongée ludique dans l’espace.
Le démarrage est doux, comme pour mieux profiter de
la transformation du simple piéton en objet bientôt balistique, et puis la moto
n’est pas encore chaude.
En bas de la rue, le feu passe au rouge. Un groupe de
joyeuses jeunes femmes qui attendaient pour traverser regardent dans sa
direction en se poussant du coude. Derrière la visière du Schubert, il essaie
de faire sourire ses yeux, pour leur montrer sa connivence, car c’est bien de
l'admiration qu'il lit dans leur regard. Elles apprécient certainement le bel
équipage...
Un ronflement de
moteur approche dans son oreille gauche, et un motard chevauchant un monstre
alourdi de chromes et de cuir, s'arrête à côté de lui. Comme par impatience, ou
peut-être pour le défier par sa puissance venue d'outre-atlantique, il essore
plusieurs fois sa poignée de droite. Le feu passe au vert, notre héros salue
discrétement d’une inclinaison du casque, embraye sec et le laisse sur place au
démarrage, en faisant décoller sa roue avant.
— Non, mais, des
fois ! Ce n'est pas un freluquet sur une Harley qui va me dépasser : je suis
intouchable.
Plus loin, un frêle gamin déjanté, zigzagant sur son
scoot, se rabat respectueusement lorsque l'impératif vrombissement du moteur
multicylindre le rejoint, puis l'oublie en accélérant encore.
L'impression de complétude, de puissance, de
réussite, le remplit d'aise, car rien ne peut l'atteindre. Le moteur monte dans
les tours, dans des crescendos alternés par les changements de rapports, le
vent souffle un peu plus fort dans son casque, composant avec la puissante
musique mécanique, une enivrante harmonie.
Voici la campagne. La petite route offre, soumise,
ses douces courbes aux inclinaisons instinctives et parfaites que son pilotage
sans faille impose à la machine. La chaussée, la nature, les animaux, le paysage, s'allient
en son honneur, dans une adoration païenne :
— C'est lui, nous l'avons reconnu! Il faut lui faire
fête!...
Comme cette première sortie de printemps est
généreuse, comme il se sent bien, comme il est grand ! L'espace se plie à son
désir, et se ratatine s’il l’a décidé. Il accélère et transforme la distance en
secondes, change le temps en espace parcouru. Sa puissance est immense, sa
gloire est totale lorsqu'elle resplendit, à son gré, au bout du compte-tours,
au sommet du tachymètre.
Il est le Roi ! Et il le restera, car, qui pourrait
lui enlever ce titre? Il a atteint l'acmé de ses potentialités grâce à son
équipement qui l'embellit et le protège, grâce à sa moto qui ronfle de tous ses
chevaux, grâce à sa technique et son coup d'œil qui lui permettent ce
dépassement physique, affectif, presque spirituel...
Mais le temps est passé, et le voici déjà revenu
devant son garage. Les bonnes choses sont toujours trop courtes... Avec regret,
sa main droite appuie sur le bouton rouge, puis, réticente, s'en va tourner la
clé de contact vers la gauche. Un silence encore sucré s'immisce dans ses
tympans, troublé par le claquement habituel de la béquille qui s’ouvre. Il se
penche en avant pour faire passer son pied au-dessus de la selle.
Comme ses semelles retrouvent le sol, il se sent
bien, grand, heureux. Rien ne peut l'atteindre...
— Ah, te voilà! Tu n'as pas oublié le pain au moins?
Merci
à Tinga, et à Bricolo, du forum Seven Fifty, pour l'idée de ce conte.