Est-ce la nostalgie, ou bien ce récent séjour aux Baléares, qui me poussent à vous dire cette anecdote futile, dont seul le titre semble cacher quelque mystère...
Alger, 1959,
Après avoir raccroché le téléphone, me voici
courant vers l'agence de voyages de la belle Véronique*. Elle me connaissait
bien, et appréciait les boîtes de chocolats que je lui adressais l'année durant,
pour services rendus... En effet, au cours de cette période que j'avais décidée
plutôt nomade, et avec son aide, je fréquentais bien plus souvent les hôtesses
de l'air que ma concierge. Elle trouverait sûrement une solution à ma demande
de dernière minute.
L'ami Gilbert m'avait chargé de l'affaire :
— Nous avons un voilier à rapatrier, ferme ton
boui-boui et trouve-nous deux allers simples pour Palma, pour ce week-end, le
proprio nous attend.
Quelques heures plus tard, le téléphone sonne
:
— Je t'ai trouvé deux places... sur un DC3,
ajoute-t-elle après une hésitation. Ça te va?
Voici comment je fis connaissance avec le
célèbre Canard en fer-blanc, le fabuleux et incassable petit Dakota bi-moteur,
en service sur tous les continents depuis déjà une vingtaine d'années.
Le nôtre appartenait à une compagnie ibérique,
et nous attendait derrière les vitres du petit aérogare de Maison-Blanche. Posé
sur la roulette de queue, un peu fané, quelques coulures grasses près d'un
moteur. Mais aussi terriblement sympathique que sur les photos, avec son nez
camus et ses multiples rivets, posés sur l’aluminium nu.
Le pilote se promène sur une aile, une règle
de bois à la main et ouvre le bouchon du réservoir, grand comme une assiette, pour jauger le niveau du
carburant avec son bâton.
Au moment de passer les contrôles, le douanier
m'annonce qu'il y a une limite à ne pas dépasser en argent liquide transporté.
— Mais, vous avez beaucoup trop d'argent! (Note de
l'auteur : heureux temps!).
Nous voilà partis pour un bureau à l’autre
bout du bâtiment, où je vais devoir laisser le surplus interdit jusqu'à mon
retour. Les formalités sont longues et le micro ne cesse d’informer le public
que l'avion n'attend plus que moi. Finalement, me voici courant sur le tarmac
dans les remous des hélices du DC3 vraiment prêt à décoller. Sous les regards
furibonds des passagers, je remonte l'allée centrale en glissant sur le
plancher d'aluminium, tellement usé qu'il n'est plus strié, et qu'il épouse
même la forme des traverses sous-jacentes.
Deux heures plus tard, nous atteignons Mallorca,
une île de douceur où le temps semble arrêté. La ville de Palma a été facile à
traverser tellement la circulation est fluide. Elle est parcourue par de belles
calèches à roues caoutchoutées, qui promènent les rares touristes au trot sonore d'un
cheval décoré.
Soudain, je vois Gilbert, qui dépasse les 2
mètres, qui se précipite vers une micro-voiture garée là, un Biscooter Voisin,
très répandu ici, mais qui n'avait jamais été homologué en France, malgré le
prestige de son créateur, le célèbre constructeur d'avions, et malgré la demande de véhicules automobiles après la guerre. Au volant, Gilbert
a la tête qui dépasse le pare-brise de 40 centimètres pour le moins, et
évidemment la scène mérite la photo : un géant dans le cochecito.
Au Yacht Club, nous découvrons
"notre" bateau, un magnifique quillard d’une dizaine de mètres, de
construction classique, très fin, et curieusement, avec une hauteur sous
barreaux suffisante pour Gilbert. L'architecte, prévenu de la taille du
futur propriétaire, lui aussi très grand, avait installé un plancher très
étroit directement sur la contre-quille, pour atteindre la “hauteur sous
barrots“ exigée.
À côté de nous, une grande et belle goélette noire, de
style ancien.
— C'est le bateau d'Eroll Flynn, nous dit-on.
L'acteur n'est pas là, mais un membre de
l'équipage, évolue dans la mâture, des outils dans un seau attaché à la
ceinture. Nous apprendrons la disparition de Robin des Bois quelques mois plus tard, à l'âge de 50 ans.
Plus loin, dans le port commercial, nous
découvrons avec étonnement une série de grandes barques non pontées, de faible
franc-bord, munies de voiles latines, et qui servent au transport des matériaux
de construction entre l'Espagne et l'île.
— Pas possible, ça existe encore des trucs
comme ceux-là, au milieu du XXè siècle?
Nous vérifions le bateau puis, en voiture de
location, parmi les moulins à vent destinés à l’arrosage, nous allons saluer
des amis de Gilbert en vacances dans la merveilleuse calanque quasi déserte de
Cala Figuera**.
Cala Figuera, avant (affichage public, 1950?).
Photo D.C.O.
Cala Figuera en 2018
Photo D.C.O.
— Le bateau est prêt, nous partons demain à 4
heures, annonce mon pote, à la cantonade, alors que nous papotons avec un
groupe de plaisanciers Algérois.
Pour le dîner, on nous a recommandé un cellar, une ancienne cave vinicole transformée en restaurant. C'est un grand bâtiment qui a gardé quelques vieux foudres sur un
côté, et qui est équipé d'un puits en son milieu. Au fond, le bar, à droite la
zone salle-à-manger.
Alors que nous hésitons à choisir un apéritif,
le garçon nous conseille la boisson gratuite, avec un sourire dont nous aurions
dû nous méfier. Sur la margelle du puits est posé un gros récipient de verre
contenant une dizaine de litres de vin blanc. À l'opposé de sa poignée en
verre, un bec d'une longueur inusitée. Cela s'appelle un porron, ou un pompero ;
nous décidons de le nommer poropompero.
La dégustation est gratuite et illimitée à une condition : ne se servir que
d'une seule main pour boire au jet, sans toucher le bec.
dessin D.C.O.
Nous regardons faire les autres clients, puis
nous nous mêlons à eux dans les rires et les éclaboussures. Malgré la pratique
régulière de la musculation, j'ai vraiment du mal à tenir ce poids appuyé
contre le poignet, puis à tendre le bras vers le haut pour avoir l'extrémité du
bec plus haut que la bouche. Gaspillage...
Gilbert, avec ses bras de moulin à vent y
arrive assez rapidement. Mais je devrai attendre que la soirée s'avance et le
niveau du vin baisse dans le poropompero,
pour parvenir à relever le défi proposé par le patron malicieux.
J'en ai même trop bu, y retournant au cours du
repas pour arroser le délicieux mais trop gras demi-porcelet rôti, imprudemment
commandé après quelques amuse-gueules plus ou moins roboratifs.
Au petit matin nuiteux, après quelques heures
de sommeil difficile, j'ai déjà la nausée. Je suis achevé par le rangement de
la chaîne d'ancre, à plat ventre dans la pointe sombre du bateau, qui tangue
déjà dans la houle bien formée de la Méditerranée.
La traversée de 400 km sera dure...
* Ceux qui me lisent savent que Véronique un des prénoms féminins que j'aime utiliser dans mes contes...
**Soixante ans plus tard, j’ai eu du mal à retrouver les maisonnettes de pêcheurs qui
faisaient son charme, car elles disparaissent sous les avancées du béton
moderne.