Une mini nouvelle sur une façon de tenir ses
engagements. Où l’on partage le ressentiment du malheureux héros dans sa
rencontre avec un homme de parole.
— Jeannot !? Mais que t’arrive-t-il ?
Que s’est-il passé ? Pourquoi ce sac de glaçons sur ton œil ?
De son œil valide empli
plus de détresse que de colère, le barman examine sans répondre le nouveau venu.
Il cherche vainement une explication à donner qui lui permettrait de rester digne face à
cette pluie de questions. Mais son esprit troublé ne peut s’empêcher de reconstituer
encore le fil de cette affaire déroutante… Encore et encore… Depuis toutes ces
années, il avait oublié cette histoire idiote. Qui datait de quinze ans au
moins…
Un sale gamin avait
moqué son allure maladroite d’adolescent boutonneux, ce corps grand et maigre,
qui ne savait quoi faire de ses membres d’échassier. Il se rappelait combien, à
l’époque, son physique lui déplaisait, et bien sûr, n’avait pas pu supporter
que le petit garçon entonne avec ses copains, une comptine moqueuse, scandée et
répétée pour blesser encore plus.
Lui, du haut de ses
seize ans et son mètre soixante-quinze, n’aurait pas dû revenir sur ses pas
pour gifler l’impertinent. Un adversaire trop facile, bien sûr, mais
aussi bien trop agressif et bien trop méchant, qui le méritait bien : qu’avait-il
besoin de mettre le doigt sur les points sensibles, de faire saigner ces terribles
plaies qui gâchaient son adolescence ?
Et l’autre là, cet
homme fait, qui arrête sa voiture au milieu de la route, en sort comme un
diable de sa boîte, l’empoigne d’une main puissante par un bras, le tire en arrière
et lui assène son lourd poing sur le nez ! Il le voit encore à travers les
larmes jaillies sous le coup, qui lui crie son indignation :
— Un grand comme toi,
tu bats un petit ? Mais tu n’as pas honte, espèce de grand échalas ?
Et pour finir :
— Que je ne te revoie
jamais plus devant moi ! Évite-moi autant que tu peux, car si jamais je te
revois, je te redonnerai le double de ce que tu as infligé à ce petit ! Tu
m’as bien compris ? Et surtout ne l’oublie jamais, car moi, je tiens toujours
mes promesses !
Et, il l'a tenue, sa
promesse, ce malade ! Venir boxer un paisible tenancier de bistrot qui ne lui
a rien fait ! Il faut être fou !
— Jeannot ?
Comment une telle suite
d’événements a-t-elle pu se bâtir ? Comment expliquer le comportement de
cet homme maintenant d’âge mûr, qui me reconnait sous mes quatre-vingt dix
kilos et mon visage que le temps a débarrassé depuis longtemps de cette acné
juvénile?
Je le revois qui entre
dans mon bar, vide, à l'heure creuse :
— Bonjour, un pastis,
s’il vous pl… mais attends, je te reconnais, toi ! Tu es le grand couillon
qui frappe les petits. Je t’avais dit de ne jamais plus te montrer devant
moi ! De m’éviter !
Et de parler de
promesse à tenir, en ponctuant son discours d’un coup de poing dans l’œil, par
dessus le comptoir !
Comment concevoir que
cette histoire de gamins vieille de quinze ans, se soit continuée jusqu’à ce
jour ? Et de cette façon incroyable ? Il est malade ce
type ! Et parti aussi vite qu’arrivé…
— Jeannot ?
Et aux autres ? Je
vais dire quoi, aux autres ? Que je me suis cogné dans une porte ?
Non, je ne le dirai pas. Qu’il est normal de toujours tenir ses
engagements ? Eh bien non, je ne le dirai pas non plus...
— Jeannot ?
— Ah, Joseph, qu’est-ce
que tu bois ?
D'après une histoire vraie...