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samedi 23 septembre 2017

René Guénon pour les nuls...

René Guénon et la Tradition

Il est des lectures qui apportent un moment de distraction, d’autres, plus sérieuses, qui font réfléchir. Mais parfois, on rencontre un livre qui sort vraiment de l’ordinaire, et son auteur ne vous laisse pas le choix : par la grâce de quelques pages noircies de lignes serrées, il vous transforme définitivement, intellectuellement et même spirituellement.
 C’est ce qui m’est arrivé lorsque j’ai découvert René Guénon, il y a près d’un demi-siècle, après une suggestion de lecture de la part de mon regretté ami Jacques André Lavier, sinologue de génie, métaphysicien, praticien et enseignant de médecine traditionnelle chinoise.
Je n’ai ressenti que du bonheur à la lecture de ces livres : la joie complice de comprendre ce qui coulait de source dans ces lignes si parfaitement écrites, le plaisir de trouver dans la lecture la confirmation de ce que je “savais“ déjà sans m’en douter, la satisfaction de découvrir une image avérée de l’ordre parfait du Monde métaphysique autour de moi, de mon Monde.
Ce n’est pas le cas de tous, bien sûr. Et pour la plupart des lecteurs non avertis, René Guénon est un auteur difficile.

Pour comprendre René Guénon, il vaut mieux avant tout, savoir de quoi il parle, et se familiariser avec son vocabulaire, particulier, mais d’une précision absolue.
Tous ses écrits gravitent autour de la notion peu connue de Tradition. Ce qui n’arrange pas les choses, car, bien qu’universel, le sujet est quasiment confidentiel, il est vaste et difficile.
Il est généralement la “chose“ d’auteurs enclins au mystère, à la complexité, à un ésotérisme superflu, qui s’expriment par le moyen de phrases lourdes et confuses, comme si eux-mêmes n’avaient n’en avaient pas bien saisi tous les arcanes.

Malgré tout, je vais essayer de vous présenter ce sujet de manière simple...
Si vous le voulez bien, reprenons ensemble quelques extraits d’une communication que j’avais présentée à mes collègues de l’Académie du Var.

Tout d’abord, voyons ce qu’on peut dire au sujet du mot tradition lui-même.

Définition
Définir la tradition n’est déjà pas simple, car une notion aussi complexe, et aussi universelle que celle-ci, ne se laisse pas enfermer dans un cadre qui risquerait d’en limiter le sens et la portée.
Voici un mot aujourd’hui employé pour désigner indifféremment des notions aussi diverses que : coutume, culture, habitude, folklore, usage, légende, croyance, mythe, pratique, rite, mode de faire, mémoire, histoire, passé...
Ce vocable n'est d’ailleurs pas le seul à avoir subi une dégénérescence vulgaire.  Ainsi, les amalgames dont on parle habituellement ne sont plus à base de mercure depuis bien longtemps. Dans la même veine, si l’on peut dire, une hémorragie de devises n'a rien à voir avec un écoulement de sang.
C’est pourquoi certains auteurs se sont sentis contraints d’en préciser le sens en utilisant des formules telles que tradition primordiale, ou grande tradition, pour se faire mieux comprendre. Dans la littérature religieuse, il est d'usage de doter ce mot d'un T majuscule, pour en souligner la qualité.

Les définitions données par les “livres“ ne sont pas tout-à-fait exactes :
- la Tradition n'est pas la transmission d'usages anciens, de “manières de faire à l'image du passé“.
- elle n'est pas le folklore, bien que le folklore soit souvent constitué de débris épars de notions issues de la tradition.
- elle n'est pas une doctrine religieuse instaurée pour affirmer une autorité divine, bien que l'église s’en soit inspirée.
- le Petit Larousse nous dit qu'il s'agit d'une transmission orale de récits vrais ou faux, faite pendant un long espace de temps.
- le Petit Robert, pour sa part, décrit la tradition comme une information plus ou moins légendaire relative au passé, une sorte de mythe ayant un rapport avec les anciens.
- pour certains, la tradition désignerait “la transmission continue d'un contenu culturel à travers l'histoire depuis un événement fondateur ou un passé immémorial”.
- pour d'autres, la tradition serait de l'ancien, mais de l’ancien persistant dans du nouveau, une conservation de données antiques sélectionnées (...).
La réflexion de chacun, ainsi que les échanges de propos habituels sur ce sujet, incitent la majorité à rapprocher la tradition de la stabilité du passé, par antagonisme avec le changement ou la modernité. Mais opposer tradition à changement n'a pas plus de sens que de l'opposer à modernité.

Ces définitions sont intéressantes, mais aussi imprécises qu’incomplètes.

Enfin, en poursuivant notre recherche, nous apprenons que pour René Guénon, la tradition a pour but la transmission, orale, des principes universels, appelés principes traditionnels. Voici une précision intéressante.


                          


Jacques André Lavier nous confirme pour sa part, que la Tradition, science de nos ancêtres, est un système de pensée universel qui obéit à des principes primordiaux. Bien que généralement transmise oralement pour diverses raisons, elle n'est pas sujette aux changements, compte tenu de ses bases pérennes et indiscutables.

Ainsi, quelques “principes” suffiraient-ils pour expliquer et cautionner une notion aussi importante et aussi universelle que la Tradition ? C’est bien le cas, si l’on en croit René Guénon, qui nous précise que ”en dehors de leur dépendance à l'égard des principes, toutes choses ne seraient qu'un pur néant”.
Rappelons qu’un principe est la cause, l’origine ou l’élément constituant de la chose.


Les grands principes
Tournons-nous encore une fois vers la Chine antique* pour mieux cerner le cadre dans lequel ces principes ont été élaborés.
Au cours d’une période définie par les taoïstes comme étant celle de la plus haute antiquité, avant même toute civilisation, il existait, disent-ils, un état de nature, dans lequel l'unité primordiale, dans sa suprême simplicité, s’exprimait par une spontanéité absolue. Vierge de toute adaptation, et réservoir de tous les possibles, cet état de nature régnait sur le monde.
Et c'est au sein de cette pureté virginale que les sages puiseront les racines de leurs lois, des lois qu'ils ébaucheront dans un premier temps sous la forme de principes primordiaux.
Ces principes sont remarquables à plus d'un titre. La première de leurs particularités est que leur contenu n’est pas d’origine humaine. Ils ne résultent pas d'une réflexion, ou d'une construction intellectuelle : ils sont l’expression directe de constats objectifs, de constats de faits indépendants de l'homme, extérieurs et antérieurs à lui.
Ne furent retenus que les principes que l’on peut, sans hésitation, qualifier de premiers (dans le sens de originel, primordial...). 
Pour Julius Evola, ils sont le produit d’un monde sur lequel l'homme n'a pas d'influence, un supra-monde en quelque sorte, qu’il décrit d’une façon qui rappelle l'état de nature des taoïstes.



Autre caractéristique propre à ces principes : ils sont au nombre de trois. À leur image, les concepts véritablement traditionnels se compteront toujours par trois. C’est ainsi que, dans la manifestation, nous trouvons le Ciel, l'Homme, le Sol; dans l’anatomie métaphysique de l’homme : spiritus, anima, corpus, (l’intellect, l’affectivité, le soma);  dans la religion : le Père, le Fils, le saint Esprit; dans la géométrie symbolique : le cercle, l'octogone, le carré... 
Tous ces triptyques font allusion à la trilogie originelle composée de l’inaccessible et indicible Grand Un, du Deux qui est la Voie initiatique, alors qu’au Trois commence la manifestation, le monde substantiel en cours de réalisation.

 

Jusqu’à l’ère récente de l’exploration spatiale, ce n’était peut-être pas par hasard si l’Homme avait l’habitude (par tradition?) d’énumérer les 3 premiers nombres pour donner le départ d’un événement :
"Je compte jusqu'à 3, et à 3 tout va commencer", comme cela est censé s’être produit pour la naissance du monde manifesté (dans le schéma ci-dessus)...
Peut-être que Dieu, pour créer le monde, en avait fait de même :
“1, 2, et à 3 : Bang ! Le Monde existe” !
Inutile de préciser que tout ce qui va par trois n'est pas forcément traditionnel.

Il n’est pas interdit d’imaginer que l’élaboration de ces principes s’est déroulée suivant un protocole lui aussi à trois phases : l’observation, l’établissement de la loi qui en découle, et enfin le passage à l’application.

Imaginons l'homme primordial, installé dans son monde neuf. Le moment venu de s'intéresser intellectuellement, spirituellement, à ce qui l'entoure, il porte un regard serein sur son univers, dont il sait faire légitimement partie. Que constate-t-il ?
- Sous ses pieds, le sol, (plat, comme la plante de ses pieds), élément de base de l'espace terrestre, est stable, dense, palpable, et se trouve sous sa domination. En effet, il peut y aller et venir, prendre de la terre, de l'eau ou des pierres dans ses mains, les palper, les soupeser, les modifier, les déplacer.
- Par opposition, au-dessus de sa tête, la voûte céleste (ronde, pour y encastrer symboliquement son crâne), lointaine, inaccessible, impalpable, changeante, dominante, émettrice de froid et de chaud, de vent et de pluie, de nuit et de clarté, est bien différente! Contrairement à ce qui se passait avec le sol, il n'a aucune action sur elle.En plus, elle lui impose des conditions climatiques et lui envoie des influx qu'il ne peut éviter.
Elle ne peut être classée dans la même catégorie que le sol : elle est autre.

De là à tirer des conclusions sur la supériorité d’un élément cosmique par rapport à l’autre, de constater la hiérarchie naturelle installée, l’émission des influx échangés, il n’y avait qu’un pas.
(...)

C’est ce type de constats qui permet d’affirmer que la pensée traditionnelle est fondée sur des notions non imaginées par l’homme, indépendantes de lui, de sa volonté, de son intellect. On parle de notions non-humaines, issues d’un supra-monde.

Application des lois
Après avoir constaté et conclu, vient le moment d’appliquer.
Mais pourquoi se plier à ces lois, que l’on sait extérieures à l’Homme?
L’organisation cosmique constatée étant si parfaite, il semble indispensable — tout en respectant une harmonie totale — de faire concorder la vie de l’homme, la vie d’un peuple avec le contenu des constats, pour assurer leur sécurité, et garantir la qualité de leur survie.
Il faut donc non seulement connaître les lois primordiales, mais les faire connaître, les appliquer et les faire appliquer, pour un confort spirituel garant de la sérénité de chacun.
(...)

Ces notions véritablement fondamentales de la Tradition sont omniprésentes dans le discours de René Guénon : elles en constituent la trame même. Il faut les avoir en tête pendant la lecture, qui devient bien plus aisée. C’est notre tendance cartésienne, de vouloir expliquer ce que nous lisons en fonction de ce que l’on nous a inculqué, qui va risquer d’en empêcher la compréhension. Il est donc indispensable d’oublier un instant les bases mêmes de notre culture, et de se mettre dans la peau de l’homme primordial, qui se sait non seulement partie intégrante du cosmos, mais en plus, véritable lien de transition entre le ciel qui l’entoure, et le sol qui le porte. Tel un pontife légitime. Sa pensée et son discours sont vierges de toute connotation affective ou morale. Il ne ressent aucun sentiment d’infériorité face à l'immensité du macrocosme, car le macrocosme est une part de lui-même.

Voici ce qu’on peut dire de la Tradition, en résumant drastiquement le sujet. 
Pour une introduction aux textes de René Guénon, cela me paraît suffisant. 
Pour votre culture personnelle, ce n’est qu’un tout petit, petit, premier pas...

Parmi les ouvrages de René Guénon les plus faciles à aborder, citons “La crise du monde moderne“ et “Le règne de la quantité et les signes des temps“. Deux ouvrages prémonitoires sur la dégénérescence de notre civilisation, écrits en 1927. Ils sont faits de courts chapitres dont chacun est consacré à un thème de réflexion.



*Contrairement à ce qui s’est passé en Occident, la civilisation antique chinoise a laissé de nombreux documents gravés sur des os plats, des carapaces de tortues, ou moulés dans des ustensiles de bronze, qui ont permis aux auteurs plus tardifs de collationner ces connaissances, et aux chercheurs de reconstituer en partie le mode de pensée taoïste, un modèle universel de connaissance traditionnelle.


Bibliographie 

Jacques André LAVIER : Uranologie chinoise (Maloine éd.).
Jacques André LAVIER : Médecine chinoise, médecine totale (Grasset éd.).
Jacques André LAVIER : Cours donnés dans le cadre du G.E.R.O.S. et entretiens privés.
Le Petit Larousse Illustré.
Gérard LENCLUD : La tradition n’est plus ce qu’elle était... paru dans la revue Terrains, numéro 9, octobre 1987. http://terrain.revues.org/index234.html
Le Petit Robert.
Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Tradition
René GUÉNON, La crise du monde moderne (Gallimard, NRF)
René GUÉNON, Le règne de la Quantité et les signes des Temps (Gallimard, NRF)
René GUÉNON, Le symbolisme de la Croix, (Editions Traditionnelles), ainsi que son œuvre en général.
Julius EVOLA : Chevaucher le tigre, (Trédaniel éd.), ainsi que son œuvre en général.
Jean SERVIER : L’Homme et l’invisible, (Robert Laffont 1964).
Pierre RICKMANS : Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère (Hermann éd.).


 

samedi 2 septembre 2017

Les retrouvailles improbables... (nouvelle)

À mon père... 

— Soyez là à huit heures et demie, avait insisté l’employée des pompes funèbres, sur un ton poli, mais inutilement enjoué.

Le solide portail du cimetière, givré comme de sucre glace, se détachait contre le ciel gris de ce petit matin de décembre. Cette manie imbécile qui consiste à enfermer les morts, un peu plus que ne l’avait fait la mort en les arrachant à la chaleur de leur famille, un peu plus que ne l’avaient fait les autres hommes en les enfouissant sous six pieds de bonne terre et une dalle d’une tonne!

Alors qu’il surveillait distraitement le déroulement du temps sur l’horloge du tableau de bord, son attention fut attirée par une voiture funéraire qui arrivait au ralenti, conduite par un homme habillé comme pour une réception. Elle s’arrêta devant la grille, moteur en marche. Bientôt, l’employée du cimetière qu’il avait rencontrée la veille montra sa silhouette massive derrière les barreaux du portail. On la devinait bataillant avec les lourdes barres de retenue.

Quittant le tiède cocon de sa voiture, il prit pied sur le bitume, surpris par le froid intense. Son entrée dans le paysage occasionna en lui le choc habituel que l’on ressent à fouler un espace étranger, une partie nouvelle du cosmos qu’il est nécessaire d’appréhender, d’adopter, et de qualifier par sa propre présence. Afin de s’y sentir comme un élément constitutif, comme une pièce naturelle qui doit en faire légitimement partie.
Dans l‘allée, le sol recouvert de graviers grinçait sous ses semelles alors qu’il suivait des yeux le véhicule qui se dirigeait vers la tombe.

L’air calme et embrumé adoucissait les formes et transformait les sons du voisinage, laissant cependant filtrer des bruits de voix, modifiées par la distance, qui lui confirmèrent que d’autres personnes étaient arrivées pendant son cheminement à travers les tombeaux.
Il vit deux hommes en tenue de travailleurs, qui faisaient glisser une large planche, dévoilant une profonde cavité, à l’endroit où aurait dû se trouver la pierre tombale. À quelques pas, une pyramide de terre fraîchement remuée.
— Ah, ils ont creusé hier pour que tout soit plus rapide ce matin... Creusé ce trou, noir, profond, maintenant ouvert sur les ombres du passé, sur l’amer de l’émotion...

Distrait un instant par les jacassements d’un vol de grues cendrées frôlant la cime des arbres, il se remémora combien la décision de faire exhumer les restes de son père avait été difficile à prendre.
Difficile pour de multiples raisons, dont aucune ne dominait vraiment d’ailleurs, tant, dans ce domaine, les humains sont conditionnés par des habitudes, des rites, des a priori sans justification parfois.
La concession arrivait à son terme. Il fallait la renouveler. Mais qui allait pouvoir, dans les années à venir, traverser le pays pour honorer le souvenir du père? La sœur aînée? Lui-même? À leurs âges canoniques, cela n’aurait pas duré bien longtemps. Et ensuite? Les plus jeunes parmi les descendants ne connaissaient pas ce grand-père disparu avant leur venue, et n’avaient pas eu l’occasion de construire de souvenirs autour de son image.
Et, en la matière, toujours remettre la décision au lendemain, conduirait les gestionnaires du cimetière à vider un jour la tombe pour transférer dans un endroit commun, commun à tous les sens du terme, les restes désacralisés, au statut devenu sans identité...

C’est pourquoi le père allait être plus à sa place dans son village de la montagne corse que dans le cimetière de cette jolie ville d’Île-de-France, où la maladie l’avait conduit, et la mort retenu, malgré les soins des meilleurs praticiens de la capitale.
Au village, dans une connivence avec les derniers survivants de la famille, avec les jeunes cousins respectueux de leur passé, il serait de retour sur son lieu de naissance, auprès des siens, et la boucle serait bouclée : les choses seraient à leur place, sans que ne soit égratignée la perfection cosmique, ni perturbé l’ordre du Monde...

Mais a-t-on vraiment appris à vivre un événement incongru comme celui-ci, qui consiste à reprendre à la terre ce qu’on lui a confié, à lui avouer qu’on s’est trompé, à défaire ce qui a tellement coûté de larmes ? Il était devant cette tombe absurdement ouverte, illégitimement violée, gourd de froid, de tristesse et de honte, envahi par le questionnement et l’attente. Comment l’esprit va-t-il réagir ? Comment le cœur va-t-il battre bientôt ?

Alors que l’atmosphère de mystère et de froid s’amplifie et que la brume s’épaissit, ralentissent les sensations. Comme un spectateur étranger, il voit l’un des hommes revêtir une combinaison bleue, et enfiler de longs gants de caoutchouc noir. Il est plutôt rondouillard, et on le devine taiseux : c’est sans doute parce que son curieux métier l’incite plus à la méditation qu’au bavardage.
La dame du cimetière a tiré jusque là des barrières métalliques, ressemblant à celles qui servent à canaliser les foules. Elle les chevauche de bâches que leur petite taille rend symboliques, mais qui entourent le trou comme pour tenter de cacher à l’univers et aux hommes, le forfait qui va être commis.

Le gros homme descend dans la fosse avec une étonnante légèreté, et y prend une solide position en écartant les pieds. Il y disparaît presque entièrement.
Il se baisse et récupère des planches rongées par les soixante-cinq années qu’elles viennent de passer sous terre. Son comparse les dépose un peu plus loin. Il prend ensuite un sac en plastique, tellement rigide qu’il tient ouvert dès que ses bords ont été un peu retournés. Il se baisse encore...

Ses gestes sont d’une précision étonnante, et d’une délicatesse qui rappelle ceux que l’on tente pour ne pas effrayer un animal craintif. Tourné vers le haut de la tombe, il se penche dans l’ombre et reparaît avec la mandibule, simplement cueillie, qui va rapidement disparaître dans le sac. Il va continuer par d’autres parties du corps, écartant quand il le faut les pans de la veste du dernier costume gris-bleu, encore en partie intact. La colonne vertébrale viendra en plusieurs piles. Les côtes et les grands os défilent. Puis l’homme renverse au-dessus du sac une chaussure fine, curieusement bien conservée, qui va pleurer une pluie incongrue de tarses et de métatarses.

L’esprit engourdi, il ne sait plus que penser, bien que troublé, il n’est pas étonné, n’est pas attristé. Que voit-il dans les restes de son père? Il se demande si cette retrouvaille est réelle. Peut-être n’est-elle que métaphysique, que ces os ne sont qu’illusion? Dans leur forme bassement matérielle, et sous cet aspect péjoratif, ils n’ont rien à voir avec la personne de chair, de sang et d’amour qu’il a connue, ils n’ont aucun point commun avec la montagne d’émotions qu’il a eu le bonheur de partager, dont il a perçu les sentiments, à qui il a confié ses questionnements sur les mystères de l’existence. Pendant vingt ans...
Comment la vie, la merveilleuse vie qui a le pouvoir de créer une œuvre aussi inimitable que l’être humain avec sa perfection, ses pouvoirs, ses infinies potentialités, ses dons, son intelligence, ses possibilités d’amour, d’abstraction, de réflexion, de rêve, comment la vie ose-t-elle tout reprendre un jour, n’accordant — parfois — en échange, qu’un misérable sac d’os rongés par le temps?

Un peu anesthésié par l’émotion et aussi par l’ouate glacée qui flotte alentour, son esprit vagabonde, oscillant entre l’absurdité du moment présent et la douceur de celui de son enfance, si lointain et si proche. Alors que le froid l’oblige à recoiffer le bonnet qu’il avait instinctivement retiré comme pour un hommage de pacotille, il entend encore la voix chaude et rassurante de son père. Il est là, au fond de sa poitrine, qui lui parle :
— Tu es là...
— Papa !?
— Je savais que tu viendrais, un jour...
— Papa? C’est toi?
— Tu ne peux plus m’appeler «papa». Je pourrais être ton fils... après tout ce temps... je crois...
— Papa ! Comment...? Que...?
— Tu as eu une longue vie... L’as-tu faite suffisamment large?
— P’pa ?!
— ...C’est bien comme ça... de t’avoir... Le temps...
— Attends! Attends!...
...
— Monsieur !... Monsieur, vous m’entendez ?
L’homme en costume insiste, inquiet :
— ... monsieur, voici le reliquaire dans lequel nous allons transférer les restes. Il porte une plaque de cuivre gravée au nom de votre père.

D’accord, d’accord... les restes...
Et d’abord pourquoi les restes ont-ils cette couleur de vieux bois ?
Et une interrogation à peine osée, aberrante, incongrue, absurde. Mais cohérente : la tête, où est la tête !?
La réponse est donnée par le gros homme, qui, respectant sans doute une coutume, s’incline une dernière fois vers la fosse sombre où se tenait le passé, cueille délicatement le crâne de ses doigts ouverts, et, d’une petite tape, le cale doucement dans un coin resté libre de la caisse toute neuve. La partie la plus noble des pauvres restes méritait sans doute ce traitement particulier : retrouver une position dominante, au sommet, une dernière fois.

Essuyant sur son genou un épi de cheveux gris qui s’était collé à ses doigts gantés, il fait entendre sa voix, pour la première fois :
— Terminé.
— Monsieur, nous nous rendons au crématorium maintenant, où vous pourrez récupérer les cendres.

Bien sûr... les cendres... comme les choses pratiques paraissent simples, en comparaison du bouillonnement qui déferle encore en lui...

— Au revoir... P’pa !... à bientôt.