Voici ce que j'écrivais pour un forum, il y a quelque temps, au retour d'une virée motocycliste en Corse :
Parce que la plume me démangeait, parce que je déguste encore les bons
effets de ma balade corsoise, parce que j'avais besoin de mettre noir sur blanc
mes récentes émotions motocyclistiques, je vous propose ce texte futile.
Je vous demande de le lire comme s'il était au second degré, et
surtout, de ne pas le considérer comme une leçon de conduite.
Entrez dans le délire avec moi, dans ce petit voyage dans l'excès, au
cours duquel vous n'aurez pas le temps d'admirer le beau paysage qui nous
entoure.
Mais on ne peut pas tout avoir...
Faut-il soigner les crises
d’accélération?
Attablé à la terrasse d’une brasserie sur le port d’Ajaccio, avec mes
compagnons motards, en attendant l’heure de l’embarquement, je revis en pensée les
trois jours que nous venons de consacrer à parcourir les routes de Corse. Des
émotions subsistent, qui sont bien sûr visuelles, mais aussi olfactives
(l’odeur du maquis), sensibles (la fraîcheur au goût d’ozone au passage près
des torrents), physiques dans la maîtrise de la moto lors des runs à vitesse
soutenue...
Parlons-en justement de ces petits sprints exaltants, sur ces routes
désertes qui savent nous séduire dans leurs portions les plus belles,
lorsqu’elles se glissent dans un revêtement de fête comme dans une robe de
gala, en arrondissant leurs courbes sensuelles...
Nous savons que généralement en Corse, la plupart des petites routes
sont parcourues à des vitesses très modestes, à cause des facteurs locaux
défavorables comme les nombreux virages à court rayon, qui quelquefois se
ferment sans prévenir, à cause aussi des animaux errants — ou carrément couchés
sur la chaussée — des plaques de terre amenées par les dernières pluies, ou des
pierres récemment tombées...
Tout ceci fait que l’aiguille du compteur peut rester longtemps entre
30 et 60 à l’heure, — entre les chiffres 7 et 10 d’un cadran qui serait horaire
— sans que nous en éprouvions de frustration, car il est normal de régler sa
vitesse en fonction des conditions du moment.
Si l’on veut profiter des reprises si exaltantes de la Seven Fifty* — qui,
bien sûr, “tourne comme une horloge“ — on peut alors augmenter le rythme. On
parviendra à se faire plaisir, tout en restant prudent dans les virages
masqués, en alternant l’usage de la poignée d’accélérateur et des commandes de frein,
et en les brutalisant quelque peu. Dans les courtes lignes droites, grâce à la
puissance du moteur, on atteindra des allures qui paraîtront élevées, mais qui
dépassent rarement le 80... En réalité, on aura l’impression d’aller bien plus
vite, car ces routes étroites augmentent l’impression de vitesse.
Mais il est fort possible que, parfois, cette option timide et trop
raisonnable ne nous suffise pas.
Plongeons-nous un instant dans l'examen de ce qu’a été notre état
d’esprit lors de nos activités en général, ou lors de nos nombreuses séquences
automobiles ou motocyclistes : nous avons tous connu des moments où rien
n’allait de soi, et où par suite, la conduite d’un engin à moteur ne se passait
pas aussi harmonieusement qu’à l’accoutumée : mauvaise synchronisation dans les
gestes, des petites maladresses dues à la distraction, et en finale, peu de
satisfaction.
Par opposition à ce cas de figure, la vie nous réserve à l’occasion,
sans que l’on sache pourquoi, des moments de gloire qui permettent l’exploitation
maximale de nos capacités, et font que la conduite — ou d’autres de nos activités
— se passent dans une facilité dérisoire, comme si tous les composants de notre
individualité s’étaient accordés pour nous autoriser à atteindre la perfection.
Quel que soit le travail ou le jeu du moment...
Pour moi, ce sont ces instants résultant de divers facteurs, plus ou
moins évidents, plus ou moins formulés, aidés par le bon état de ma conscience
(et/ou, en l’occurrence, celui de la route), qui finissent par ouvrir la porte
au démon : je sens qu’il m’envahit petit à petit, et s’insinue finalement
jusque dans mon poignet droit, qui aura soudain une curieuse tendance à se
mettre en hyper-extension. Ne voilà-t-il pas que cela se traduit par une
accélération involontaire : la moto rugit et se cabre pour un temps, avant que
je ne parvienne à la faire plonger de l’avant dans un freinage sauveur, car le
virage est arrivé si vite... Ce saut dans l’espace, qui a provoqué une émotion
agréable dans une grosse giclée d’adrénaline, est une invitation à
recommencer... Aussi, me dis-je, “dès que j’aurai passé le prochain point de
corde, je monterai plus haut dans les régimes, et je sais que je peux encore
raccourcir ma zone de freinage en mettant toute ma force dans le levier de
droite, en m’aidant aussi du frein arrière, même si je dois la terminer roue
arrière bloquée et moto en travers, comme un débutant...“.
Oui! C’est ça!... D’abord, je fais tout pour que ça accélère vraiment
fort, et je sais pouvoir compter sur les freins, qui sont au top, comme mes
nerfs. Exactement comme un demi-siècle en arrière, en rallye au volant de ma
berlinette Alpine : la réalité d’aujourd’hui s’estompe dans un bonheur
balistique retrouvé, celui de la ruée vers l’avant, de la trajectoire efficace,
de l’accélération précoce et du freinage tardif. Celui en somme, de la course
de l’espace contre le temps...
Une course qui ne fait jamais de vainqueur, dont on ne connaît jamais
le perdant. Une course éternellement attirante, que les hommes ignorants, mais
avides de record ou de plaisir, désignent sous le terme de vitesse, exprimée en
kilomètres/heures, cette curieuse mitonnade d’unités qui ne parlent pas la même
langue. Aujourd'hui, au guidon de mon destrier, la vitesse n’est que relative, et au lieu d’un chiffre, ce
n’est qu’une sensation, dont la qualité augmente en fonction des difficultés de
la route.
Dans la ligne droite qui suit, je n’ai plus personne dans mes rétros.
Qu’importe, j’ai choisi le mode “seul au monde“ pour un temps.
La route est encore très belle, et les courbes qui s’enchaînent usent
de tout leur charme pour me séduire. La moto lève le nez dans sa course
démente, qui accélère encore et encore, et à la fin du bout droit, l’aiguille
blanche du tachymètre indique midi passé... Puis la fourche s’écrase
brusquement au freinage, encore et encore. Mon esprit est en alerte rouge, mon
corps est hyper-efficient, mes gestes se coordonnent et se succèdent
harmonieusement dans une perfection réconfortante. Les rapports de vitesse
alternent comme dans du beurre, les violentes accélérations au son charmeur m'arrachent aux virages et précèdent les ralentissements d’enfer, faits de
l’association de la descente des rapports en cascade et de l’extrême
sollicitation des freins, qui bloquent les coudes et poussent le bassin vers le
réservoir. Ensuite, au mitan du virage, c’est la prise d’angle, toujours
émotionnante, qui ouvre en grand la pompe de reprise des surrénales.
La moto et moi ne faisons qu’un, qui continue, tout seul, dans le souffle
rauque du moteur, dans le vent de la course, dans un futile avatar d’une extase
inavouée.
La tension ne baissera qu’après de longs kilomètres, réduits à presque
rien par le petit bonheur du moment qui a modifié le temps comme la distance.
C’est vrai que l’exercice m’a plongé dans un plaisir indicible, dont le goût
sucré perdure.
Je me relève et ralentis, en me préparant à entendre bientôt mes
comparses me rejoignant, grommeler sous leur visière des commentaires
affectueux à propos de “certains petits vieux qui se prennent pour Agostini“...
et “qui ne feraient pas ça si leur femme le savait“... Des mots
qui font sourire et renforcent l’amitié entre gens de bonne compagnie.
Des gens comme ceux qui, dans le respect ancestral qu’on réserve aux
génies et aux fous, ont fait semblant de ne pas pouvoir me suivre...
L’est pas belle la vie qui me reste ?
Dominique
C. Ottavi, mai 2015.
Reproduction interdite, bien sûr.
*Les motards remplaceront par la marque de leur moto...
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