Juger de la confiance à accorder
à notre mémoire gustative fait partie de ces challenges mille fois répétés dans
les conversations sur la qualité de la vie passée comparée à celle d’aujourd’hui. Comme s’il
y avait plusieurs vies pour chacun de nous, comme si nous étions capables
d’être à la fois juge et prévenu…
Il y a de multiples façons de
commenter la vie, de la jauger, de la proposer, de la regretter. Qu’elle le
soit par monsieur Toulemonde, le psychiatre Machin, le philosophe Dupont, le
journaliste Durand, le politicien Truc. Chacun d’eux, chacun de nous, à sa
façon, en donnera une image différente, plus ou moins acceptable pour l’autre.
L’homme de la rue (les féministes
ne m’en voudront pas de ne pas utiliser conjointement l’expression “la
femme de la rue“, trop spécifique des bas-quartiers à mes yeux), parlera le
plus souvent en termes d’affectivité, et nous dira ce qu’il a ressenti.
Les
autres utiliseront leur bagage scolaire ou universitaire pour décider de ce
qu’il faut retenir d’important de la période que nous avons consacrée jusque là
à respirer l’oxygène cosmique. Ils utiliseront le vocabulaire qui leur est
familier, les raisonnements de leur logique, et citeront les a priori transmis par leurs maîtres, pour montrer tout
ce qu’ils ont retenu de leur grande culture. Ils impressionneront un auditoire
assez vaste, celui qui n’a pas réalisé que la culture n’est qu’une formation,
et qu’elle est à la portée de tous ceux qui acceptent d’être formatés.
Mais qu’ils
soient intelligents ou stupides, ils resteront dans le même état en sortant de
leurs chères études.
Quelqu’un a dit : “L’avis d’un crétin célèbre deviendra
un avis célèbre, mais restera l’avis d’un crétin“.
Cependant, comme vous le savez, en
chacun de nous existe une petite voix qui sait la vérité, et qu’il est bon
d’écouter parfois, faute de pouvoir l’interrompre. Pour ma part, j’avoue que
j’y suis resté sourd pendant très longtemps, allant même jusqu’à ne pas me
douter de son existence pendant de longues années.
Mystère du vieillissement, ou
principe de précaution, c’est depuis que je suis entré dans mon hiver temporel,
que je l’entends le plus distinctement. Elle “parle“ sans arrêt,
cette petite voix, et parle encore. De tout, de rien. Elle préfère les extraits
de pensées informels à la rigueur d’une idée construite. Elle adore le
coq-à-l’âne, et saute les périodes comme elle franchit les espaces : à la
vitesse de l’éclair. Elle va de droite à gauche et confond toute logique. Mais
comment lui reprocher ce manque de précision lorsqu’on apprécie la liberté et
l’informel dans tout ce qui est du domaine de l’esprit ?
En effet, par opposition, la
succession des jours nous a appris comment gérer notre soma pour qu’il nous
serve le plus longtemps possible sans trop se plaindre, sans trop nous
pénaliser par des dysfonctionnements que certains appellent des symptômes, ou
même des maladies.
Quelqu’un écrivait (la petite voix ne me dit ni où ni quand),
qu’à partir de 30 ans, toute personne normalement constituée devrait avoir
trouvé un mode d’alimentation et de comportement corporel qui ne lui soit pas
néfaste. C’est ainsi que nous devrions avoir appris à régler nos manières de
nous alimenter, de faire de l’exercice, de travailler, ou de prendre du repos.
Dans ce domaine, il vaut mieux éviter la fantaisie. Notre organisme n’aime pas.
Par contre, pour connaître la
sérénité et… le plaisir de la compagnie de la petite voix, par exemple, il
n’existe rien de mieux que d’habituer son esprit à une activité autarcique,
indépendante de la société et de ses dictats, et de lui suggérer un fonctionnement
totalement informel.
La petite voix parle pour moi, et
ce qu’elle me dit, est différent de ce que disent les petites voix personnelles
de mes voisins. La mienne est spéciale, car elle appartient à l’être unique que
je suis. Elle n’arrête pas de dire des mots et des phrases, d’exprimer des
pensées et des jugements, des interrogations et des doutes, des espoirs et des
regrets. Malheureusement, avec le temps qui passe, dans son monologue, les
remords et les regrets occupent plus de place que les espoirs et les projets.
Je crois bien qu’elle ne s’arrête
pas de fonctionner lorsque je dors ! Je me demande si elle ne se
transforme pas, dès le sommeil venu, en aliment-pour-rêves. Il y a bien des
aliments-pour-chats, ou -pour-chiens. Alors, elle abandonne la VO et assure la
post-synchronisation pour les personnages de mes rêves, ou de mes cauchemars. Au petit matin, dans le flou du demi-réveil, elle reprendra peu à peu ses habitudes,
avec quelques dérapages bien compréhensibles.
Elle picore des idées par-ci,
par-là, dans hier et dans avant-hier, et peut-être même dans ce que sera demain.
Mais il y beaucoup plus d’hiers que de demains, des hiers qu’elle se plaît à
faire revenir au jour, alors que je les croyais disparus.
N’étaient-ils pas bel et bien
morts, ces degrés du passé ? Morts comme le petit enfant que j’ai été,
mort comme l’adolescent, mort comme l’adulte devenu, dont aucun des deux
premiers n’avaient imaginé l’image précise ?
Qu’importe, les voici qui
revivent sur l’écran blanc de la page électronique, sous la dictée de la petite
voix, parés de toutes les caractéristiques du merveilleux. Elle parle
d’autrefois, voyons ce qu’elle dit…
Par bonheur, l’enfance simple qui
fut la mienne, s’est déroulée par beau temps, et ne m’a pas laissé de souvenirs
douloureux. La petite voix papillonne parmi ces anciens jours de soleil, au
goût de miel. Elle me promène, depuis les étreintes consolantes de ma mère, jusqu’aux
bras de mon père, qui me hissait avec aisance tout en haut, près de sa tête, où
je me retrouvais, aussi “grand“ que lui, assis sur l’étagère solide
de son coude replié.
Ah, tiens, maintenant elle parle de
vélo ? Oui, bien sûr, le vélo neuf, en récompense de mes réussites
scolaires. Un vélo à la peinture rouge métallisée, avec le guidon de course
tout chromé, des jantes rutilantes et des pneus à l’odeur entêtante.
Avec 4 vitesses ! Un vélo neuf ! Mon père plus heureux que moi, ce
qui est difficile à imaginer. Pour tous, du bonheur en fer, peinture et
caoutchouc, mais du bonheur avec un grand B, grand comme une lettrine… Un vélo
qui se trouve encore à deux pas, dans mon garage, vieux de 70 ans.
Le beau vélo tenu de ma main
tremblante, devant la Chenard et Walcker familiale, en attendant qu’on puisse
le glisser à l’arrière, papillons de roues démontés.
Nous quittons le magasin du “cycliste“, avec ses vélos pendus au plafond par la roue avant.
Traversons la ville, encore étonnante pour un enfant de la campagne, à cause
de la rumeur diverse qu’elle émet. Les grincements du tram dans le virage, sa
cloche manipulée d’une semelle impatiente par le wattman. Wattman ! Quel
mot bizarre! Aussi drôle aujourd’hui qu’étonnant à l’époque.
Les bruits des sabots des chevaux
attelés aux charrettes de livraison, les chocs métalliques de leurs roues
ferrées sur les pavés, et les cris de leurs auriges affairés. Sur la grande
place, nous passons devant les brasseries d’où s’échappent des odeurs d’anis et
de fraise (ou bien est-ce un effet de mon imagination ?).
Ces grands cafés,
rutilants de porcelaines et d’azulejos, aux tables bordées de chrome parmi les
fauteuils de rotin vernis de toutes les couleurs. L’un de ces établissements disposait
d’un petit orchestre fort apprécié par le chaland. Pas égoïstes pour deux sous,
les musiciens jouaient “forte“, afin que le plus grand nombre
profite de leurs flonflons entraînants. Parfois, nous étions de ceux qui se
prélassaient dans les beaux fauteuils, et avions le rare plaisir de siroter une grenadine, aussi belle à voir dans le grand verre, que douce à
déguster avec lenteur, pour la faire durer. Le père, lui, s’offrait un “bock“ glacé, une gâterie dont il était privé dans le bled.
C’est vrai que les découvertes se
succédaient, et nos yeux d’enfants ne semblaient pas avoir assez de place pour
emmagasiner toutes les choses nouvelles qui entraient dans notre monde, pour le
construire.
Certains assurent que l’accumulation de nos découvertes enfantines
était si importante qu’elle donnait à la journée une dimension
exceptionnelle, la remplissant tellement qu’elle paraissait très longue à nos
yeux neufs. Des journées de cette qualité, longues d’expériences nouvelles,
faisaient ralentir le temps. Puis, les années passant, et devenant de plus en plus avares
en informations inédites, l’adolescent et l’adulte, de plus en plus “avertis“, constateront que le temps ne fait que s’accélérer.
Jusqu’à la vitesse supersonique qu’il acquiert aux yeux des vieillards blasés,
dont je suis aujourd’hui.
Mais, se demande la petite voix en repensant au titre,
pourquoi, en dehors de tout ça, durant l’enfance, les choses étaient-elles plus
belles, les aliments meilleurs et les boissons plus douces ? Pourtant,
parmi les leçons de la vie, nous connaissions le triste, et le pas-bon :
le chagrin lors de la mort d’un proche, et dans le registre du goût, l’acidité
du citron, l’amertume de la peau d’orange, ou celle, terrible, des fines membranes
qui se collent aux graines de rubis de la grenade.
Pourquoi la pâte de fromage en portions triangulaires,
dont la boîte était illustrée d’une vache joyeuse, était-il aussi bon que le
meilleur des Comtés, ou le plus fameux Emmental d’aujourd’hui ? Pourquoi
le jaune de l’œuf a-t-il perdu son goût d’amande, et le beurre sa saveur de
noisette ?
Et pourquoi le pain
d’épices était-il tellement meilleur ?
J'ai au moins une explication pour le jaune d'œuf depuis que j'ai comparé les œufs de super marché (super comme superflu) à ceux des poules élevées par ma voisine dans son jardin, qui ne sont nourries que d'un peu de blé et de beaucoup de ce qu'elles trouvent par elles même. L'amande est toujours là !
RépondreSupprimerUn constat de ma petite voix personnelle : la consommation de sucre par an et par habitant, en France, est passée de 5 kg en 1895 à 80 kg en 2000. Y aurait-il une corrélation avec quelques désordres courants de nos jours ?
Amitiés,
P
Bonsoir P*,
Supprimeret merci pour cette information frappée du bon sens.
Le coup des œufs, je m'en doutais un peu, mais je n'avais pas tellement de moyens de vérifier.
Quant au beurre de mon enfance, il venait de notre vache (et souvent je maniais la baratte). Et il n'avait jamais la même couleur : tantôt jaune, tantôt blanc comme du lait. Aujourd'hui, il est systématiquement coloré en jaune, pour satisfaire les idées préconçues des ignorants.
Quand aux excès de sucreries, je pose la question : le sucre rendrait-il fou?
D.
*(Patrick, Pierre, Paul ou Philippe?)