Je me suis trompé pendant plusieurs années, en pensant que cette nouvelle figurait sur le blog. Elle était restée en suspend après la pitoyable fin de mon premier blog, machiavéliquement organisée par Overblog.
La voici donc, ressortie des cartons. C'est maintenant une nouvelle "ancienne", si l'on peut dire.
Le 4-cylindres de la 750 ronronnait de sa
puissante douceur habituelle. Sous les frondaisons cévenoles, et dans les
bonnes odeurs champêtres, je laissais l'engin me bercer de ses vibrations
veloutées, dans les balancements voluptueux que vous offrent avec tant de
désintéressement, les petites routes secondaires.
Devant moi, mon complice du jour allait.
Malgré le casque, je percevais quelque peu les respirations particulières de
son flat twin. L'allure était soutenue, mais pas sportive, nous offrant les
avantages de la traversée facile de l'espace, combinés avec l'agréable
décontraction qui accompagne une conduite coulée.
Bien sûr, de temps à autre, lorsque par
exemple, la chaussée se faisait plus lisse et les courbes plus harmonieuses, la
tentation était trop forte de commettre quelques jolies trajectoires, bien
tendues, bien penchées et bien enchaînées. Et nous pliait à son caprice.
Pour
l'instant le rythme était plutôt celui d'une agréable communion avec l'espace,
une réconfortante sensation de vivre intensément cette petite page de notre
existence, d'une façon plaisante, dynamique et contemplative à la fois.
Au loin, dans le bout de ligne droite, un
objet au milieu de la chaussée. Tiens, bizarre,
normalement, j'aurais dû entendre
dans l'interphone quelque
chose comme :
— Attention, caillou!
Bof, doit être dans la lune, il n'a pas dû
faire attention… Mais ce n'est pas un caillou, c'est un gant. Un gant noir de
motard, encore sculpté à la forme de la main.
Il doit être déjà loin l'infortuné motard, qui
va être contraint de jeter le gant restant, peut-être encore en bon état. Quoi
de plus frustrant que de jeter un gant tout neuf, juste parce qu'il est séparé
à jamais de son jumeau? Et, généralement, on ne perd jamais qu'un seul
gant, pas les deux. Alors, avant la séparation définitive, on range le
survivant avec l'espoir ténu de peut-être retrouver l'absent.
On ne peut quand même pas porter comme les
gamins, un cordon qui les réunit par l'intérieur des manches! Perdre les deux,
ce n'est pas possible, ça n'arrive jamais. Si le gars avait perdu les deux, je
n'aurais pas hésité à les ramasser. Pour les rendre. Ou pour les garder
peut-être, car comment retrouver justement le propriétaire?
Mais s'il n'est pas loin, le perdeur, et que
je le rencontre, je pourrais le lui rapporter, si je le ramasse… Et puis quoi, s'arrêter pour un
gant unique? Est-ce qu'on s'arrêterait pour ramasser une chaussure, par
exemple? Pour un bonnet, une casquette, un chapeau, je veux bien. Mais un objet
séparé de son indispensable pareil, est perdu pour tous. Il est impossible de
trouver deux gants semblables, en deux endroits différents. Il y a donc très
peu de probabilités d'en reconstituer une vraie paire. Mais enfin, j'aurais
peut-être dû...
— Arrête de penser au destin des objets
perdus, et profite plutôt du moment!
Elle n'a pas tort, ma petite voix intérieure,
car le temps de ces réflexions s'est écoulé en terme de distance, et
maintenant, de toutes façons, c'est trop tard, l'objet perdu, ne sera pas
trouvé, et il est déjà loin derrière.
Nous continuons de rouler de longues minutes
sur cette route déserte, accumulant toutes ces petites joies que vous accorde
la balade à moto par beau temps dans un cadre agréable. Une vingtaine de
kilomètres ont été parcourus depuis l'incident du gant. J'ai perdu de vue mon
compagnon de route. Sans doute a-t-il accéléré après avoir succombé à une
petite soif d'adrénaline, pendant que je rêvassais dans les derniers lacets du
col.
Justement, j'y arrive, au col, et je vois la
BM vide de son cavalier, posée sur la béquille latérale, sur le large
terre-plein. Lui, est allé jusqu'au milieu de la chaussée, se baisse et revient
vers moi en tenant un objet dans la main :
— Regarde, j'ai trouvé un gant de motard!
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