J'avais omis de vous donner mon proverbe favori à propos de ce voyage à cheval sur une selle de quelques centimètres-carrés. Je pense que sa traduction est évidente...
El viaje hasta Santiago, es milagroso,
para el espiritu.
Pero el es sempre doloroso,
para el culo.
(Proverbe personnel)
Continuons le Chemin, en Espagne maintenant :
Samedi 12 septembre : Saint-Jean-Pied-de-Port - Estella (122 km)
J'ai dormi la fenêtre ouverte et j'ai entendu plusieurs fois dans la nuit le chuintement caractéristique des pneus de voitures sur l'asphalte mouillé. Aussi, je ne suis pas étonné de constater que ce matin est un matin anglais. Le jour a du mal à se lever, et tout est très humide.
Une éclaircie me permet d'harnacher ma monture sans déranger deux fois la patronne pour la porte de la cave. Le temps de faire mes petites provisions de pommes et autres bananes, et je pars, en décidant avec un optimisme que j'espère opératif, de ne pas revêtir le poncho. Je roule dans une brume mouillée qui, malheureusement, quelques minutes plus tard, devient pluie.
Je m'équipe donc, et attaque la montée sans précipitation. La route s'élève irrégulièrement : elle le fera pendant 25 km. Je traverse les minuscules villages d'Arnegui et de Valcarlos, où la rive droite du torrent est française et la gauche espagnole. Malgré mes efforts, je n'aperçois aucun poste frontière ancien ou récent, fermé ou ouvert. Et moi qui ai tenu à emporter mon passeport! Il ne me servira qu'en Galice où on me le demandera dans les refuges! Incroyable!
Alors que j'enroule un petit 32/26 (pour les non-cyclistes, la chaîne se trouve alors sur le plateau du milieu et à l'arrière sur le 2ème gros pignon, une combinaison moyenne pour les côtes pas trop dures), je lis les recommandations sur la route, adressées à Miguel Indurain, enfant de Pamplona, ville voisine, peintes lors d'une course en descente :"Perico", "pruden Miguelon". On l'aime bien par ici, Miguel.
J'arrive au col de Roncevaux après 2 heures 30, les pieds trempés, et le reste humide et froid. Je fais de la buée en expirant (en expirant l'air).
Il faut amorcer la descente pour atteindre les bâtiments de la mini-agglomération, constituée par l'église, ses dépendances, le refuge, l'hôtel-restaurant, ainsi que d'autres bâtiments à la Vauban que je ne connais pas. Mais je ne suis pas très "chaud" pour faire du tourisme sous la pluie qui a redoublé. Les touristes du samedi ressortent du magasin de souvenirs avec des capes en plastique rouge frappées du sigle de Compostelle, pas peu fiers!
La croix de Roncevaux (dessin DCO)
Le bureau d'accueil des pèlerins porte une pancarte "Peregrinos, no turistos". Le monsieur en civil, fort civil, qui s'y trouve, m'invite fermement à entrer, ce que je fais un peu gêné, dans un clapotis incongru pour la majesté des lieux, et peu convenable pour le plancher ciré. Il tamponne volontiers mon credencial et me demande où je compte arriver aujourd'hui. Je réponds un peu au hasard : Estella. Il est 11 heures et Estella est à près de 100 km. Mais ce sera vrai. Il approuve et me souhaite un buon camino.
Je rejoins ma bicyclette (enchaînée) juste à temps pour acheter un pain à la camionnette du boulanger qui fait halte sous le porche. Me voilà paré pour ce qui est du carburant : c'est le souci permanent, mais finalement on ne mange pas grand'chose à midi, on est vite rassasié.
Alors que je m'apprête à me geler dans 25 km de descente, car on n'est jamais content, je me rends compte que la déclivité cesse rapidemment. Pas assez cependant pour le pauvre poncho dont les basques claquent dans le vent de la vitesse (60 à l'heure) et qui se délite progressivement. Voilà pourquoi les autos klaxonnent : l'ourlet s'est déchiré et traîne derrière moi comme une queue de Marsupilami.
Maintenant, je suis sur le plat. Et puis ça remonte, et drôlement encore! Après 3 ou 4 km j'arriverai, dans une éclaircie, à l'Alto de Erro, un petit col, où se trouve une aire de pique-nique bienvenue. Il ne pleut plus et je m'installe à la table de pierre brute, qui porte en son centre un massif qui jouera pour moi les coupe-vent.
Il se trouve que le Camino, le vrai, celui des piétons, traverse la route ici même, et je vois passer, en une petite demi-heure, une dizaine de pélerins. Dont une toute jeune femme qui se laisse choir à côté de moi sur une pierre-siège, défait les sangles et "sort" pratiquement de son énorme sac à dos. Lequel reste bien droit, avec la forme du corps encore visible en négatif. Drôle d'impression.
Elle est épuisée et me demande si je parle anglais : elle veut savoir si le village de Zubiri est encore loin. Je sors ma carte et lui indique 5 km par la route. Devant son air désespéré, je m'empresse d'ajouter que le camino doit être nettement plus court, car il coupe tous les lacets, ce qui est vrai, et qui, d'après le guide, constitue une contre-indication pour les vélos, car la pente est trop raide. Elle refuse ma pomme et repart en traînant les pieds. Il ne lui reste que 780 km à parcourir…
La pluie revient en douce et je plie bagage. À ce moment une sonnerie lointaine de téléphone me rappelle que j'ai un portable et que ce doit être le mien qui sonne. Il faut ouvrir la sacoche de guidon, trouver la boite dans laquelle voyage l'appareil, l'abriter de la pluie, alors que ça sonne toujours. Lorsque j'arrive enfin à décrocher c'est pour entendre le plus grand des silences. Je raccroche et je lis sur l'écran ce mot bizarre : Movistar. N'ayant pas réussi à recharger la batterie la veille, je ne suis pas étonné de voir aussi apparaître le signal indiquant qu'elle est faible. Alors j'éteins tout, en me disant que dès que j'aurais pu la recharger, je lirai le message que mon correspondant m'aura sûrement laissé. Je saurai plus tard que c'est Didier qui m'appelle alors qu'il est en balade cycliste avec les copains, et qu'il voulait savoir comment s'était passée l'ascension du col de Roncevaux. Dommage! Et Movistar est le nom du réseau espagnol qui a pris le relais d'Itinéris. Moi, j'attendais Telefonica, celui que les Télécom m'avaient annoncé.
C'est vrai que le Camino a commencé à Saint-Jean-Pied-de-Port, mais il était hors de question, même par beau temps de faire la montée par le chemin : il doit falloir pousser le vélo tout le temps (un vélo de 20 kg), car les sentiers se moquent des pourcentages et coupent souvent tout droit. Et sous la pluie, la descente ne me disait rien de bon, les guides indiquant des passages difficiles. Nous verrons plus loin, quand j'aurai progressé un peu plus vers ce qui me paraît encore comme presque inaccessible.
De ce côté-ci des Pyrénées, le paysage est beaucoup moins vert et rappelle les régions méditerranéennes. La route est sans charme jusqu'à Pamplona, mais ça avance bien. Peut-être que ça descend tout de même un peu ?
Je traverse la ville moderne sans l'avoir vraiment voulu, et je la trouve très belle. Il ne pleut plus. Je cherche ma route, suis dévié par des rues barrées pour travaux et du coup, je passe deux fois devant l'Universté Navarraise! Je dois trouver la route de Logroño, or, c'est la même que celle de Madrid au début. Donc seule Madrid est indiquée.
C'est une grande route nationale, genre autoroute, avec des bosses ("côtes" en langage cycliste), et des bosses. Heureusement que la piste reservée aux cycles est large et bien lisse. J'y suis tout seul! Ennui…
Dans une grande montée avant Puente la Reina, un bruit étrange mais agréable et envoûtant, se fait entendre et enfle progressivement : ce sont les hélices de dizaines d'immenses éoliennes modernes qui tournent au dessus du talus en émettant un émouvant chant de sirènes.
Je ne fais que photographier le pont qu'une Reine a fait construire de ses deniers pour les pèlerins, et file vers Estella, à 22 km. De toutes façons, j'apprendrai plus tard que le refuge de Puente la Reina est fermé. Je m'arrête pour demander de l'eau à une station service et l'employé, en réponse à ma question, m'annonce froidement 3 (trois!) côtes avant Estella, chacune d'environ 4 km. Quelle bonne nouvelle!
Enfin, elles se laisseront dompter elles aussi, et j'arrive au refuge (albergue de peregrinos). Ce n'est pas un monument historique mais une belle bâtisse récente et bien équipée, située cependant dans la vieille ville. Ce sera aussi la plus chère, pensez, 700 pesetas (29F). L'employé demande mon credencial, y appose sa "fecha", et m'indique du pouce le premier étage. Je demande où garer mon vélo : ce sera dans la petite cour intérieure, où s'entassent déjà une dizaine de vélos dont plusieurs Décathlon (espagnols). Le lavoir est ici aussi, ainsi que quelques cordes à linge, toutes occupées. Je mettrai mon linge à sécher sur le vélo.
À l'étage, s'ouvrent deux dortoirs, je choisis le moins peuplé, et m'installe sur une couchette du bas. La position en hauteur me plairait assez, mais j'ai tôt fait d'imaginer les inconvénients : rien pour poser ses affaires, redescendre si on a oublié quelque chose… La couche est constituée par un matelas recouvert de tissu à motifs de couleur. Ce sera partout pareil, avec oreiller et couverture en plus ou en moins. Et c'est plutôt propre, sans aucune odeur, merci.
La douche est chaude et on y patine un peu, mais il y a un écriteau recommandant d'utiliser le "mop", mot anglais signifiant faubert. Ça n'essuie guère, mais ça éponge un peu le sol. Je trouve une prise pour le téléphone et le chargeur marche.
Plus tard, je me rends à la salle à manger pour casser la croûte. Une bande de jeunes français fait beaucoup de bruit autour des fourneaux où se mijote je ne sais quel rata assez compliqué. Je complète mon dessert au distributeur automatique par des biscuits et un coca bien frais, la bière est épuisée (ou supprimée ?). Un jeune asiatique, chinois ou japonais, je ne sais, croit me parler en français, mais je n'y comprends pas grand'chose. Il abandonne et va vers le groupe qui cuisine. Je verrai demain matin qu'il dispose d'un vélo de ville, style ancien.
Il y a des bavards très sonores jusqu'à 10 heures du soir. Comme il n'y a pas d'oreillers, je m'en fabrique un avec ma veste de survêtement, et la fatigue aidant, je plonge dans le sommeil. La nuit sera calme, PERSONNE NE RONFLE. Je tousse un peu, mais pas trop.
À 6 heures du matin, dans le noir, la chambrée résonne de mille petits bruits : des glissements de zips et des froissements de plastique, des grincements de portes, alors que les lampes de poche balaient l'obscurité. En bas, les bavards espagnols ont repris leur discussion. Un peu plus tard, certains s'enhardissent à allumer les plafonniers et alors le repos est vraiment terminé. De toutes façons, on est prévenu : il faut quitter les lieux avant 8 heures et demie.
Le petit déjeuner me sera fourni par le distributeur : deux gobelets de chocolat au lait, avec le reste de mes biscuits d'hier soir.
Le nom d'Estella (étoile), est remarquable lorsqu'on s'intéresse à l'origine supposée de ce pèlerinage. On peut penser en effet que les religieux ont adapté à leurs croyances un voyage initiatique athée qui existait depuis des millénaires et qui suivait un itinéraire reproduisant au sol, la forme de la Voie Lactée. On ne sait de quelle étoile il s'agit ici, mais ce nom, en un endroit proche de la réunion des deux branches du Camino, des deux bras de la Voie Lactée, est suffisamment parlant par lui-même.
Dans le même ordre d'idées, on trouve, pas très loin, le nom de Leyre, à rapprocher de la constellation de la Lyre. Plus loin, Montes de Oca, les Monts de l'Oie, allusion à la constellation du Cygne. Leon / Lion. Campos stella / camp de l'étoile.
Ici l'on "marche" dans les étoiles, qu'on le veuille ou non...
(à suivre)
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