Mon agenda surchargé — comme celui de tous mes collègues retraités —, et le thermomètre en inflation réduisent sérieusement mes facultés de création.
Par chance, mon ami Antoine a judicieusement laissé courir ses doigts sur le clavier pour nous concocter cette agréable petite nouvelle.
Cédons-lui volontiers la place...
Par chance, mon ami Antoine a judicieusement laissé courir ses doigts sur le clavier pour nous concocter cette agréable petite nouvelle.
Cédons-lui volontiers la place...
Mardi, c’est le jour du grand marché de la
Croix-Rousse, et je m‘y rends régulièrement à pied, car c’est très proche de
notre appartement.
J’en reviens chargé de kilogrammes de saumon,
de légumes et de fruits, des fromages aussi et de la charcuterie, j’aime
beaucoup la charcuterie. Une ou deux bonnes bouteilles, du chocolat pour
accompagner mon pur Arabica, accompagnent le tout dans mes sacs pleins à
craquer. Tout à l’heure je vais me régaler c’est certain, et je terminerai dans
mon fauteuil en cuir, un D4 de Partagas dans une main et un vieux Dillon dans
l’autre, me laissant emporter par une douce somnolence au son d’un disque de
jazz distillé parfaitement par une paire d’enceintes Cabasse Clipper garanties
à vie. Bref, un bon moment en perspective…
A l’angle de la rue, entre le charcutier
artisanal et le vendeur d’olives, je croise son regard perdu au milieu d’un
visage sans nom, à peine éclairé par un demi-sourire qui laisse entrevoir des
dents jaunies par la cigarette roulée qu’il fume par bouffées asthmatiques. Les
cheveux gras clairsemés n’ont vu ni le shampoing ni le coiffeur depuis des
années, son pantalon tient plus par ses trous que grâce à la toile rêche qui le
compose, et se termine en franges crasseuses sur des tongs hors d’age.
Ma main gauche se glisse dans la poche de mon
pantalon Ralph Lauren, trouve mon iPhone, le relâche pour attraper le
portefeuille, duquel, parmi une demi-douzaine de cartes de crédit j’extrais un
billet de 5 euros. Ce sera mieux qu’un pièce, tout de même ! Le billet termine
sa course dans le chapeau de paille posé au sol devant les jambes croisés de
l’homme assis par terre au bord du caniveau.
Son sourire fatigué s’illumine, j’entends un
« merci mon bon Monsieur » à peine susurré. Curieusement, l’homme
fait preuve d’une rapidité surprenante pour récupérer le billet et le fourrer
dans la poche de sa chemise. Mais il reprend son regard perdu et reste encore
ainsi à quémander aux passants la pièce qu’ils voudront bien lui offrir.
Je suis profondément intrigué par cet homme et
profite d’une terrasse de café à quelques pas de lui pour commander un demi et
continuer à l’observer. Il dégage quelque chose, que je ne parviens pas à
définir, un mélange étrange de tristesse absolue et d’un sentiment
indéfinissable, comme la réminiscence d’une grandeur passée, d’une vie
antérieure oubliée au plus profond de son âme. Une tragédie, un divorce, la
maladie ou la mort d’un proche ? Impossible à dire, comme si l’homme
transpirait toute la misère d’un monde dont il est aujourd’hui banni.
Quelques pièces tintent encore dans son
chapeau et puis, péniblement, l’homme s’appuyant sur ses mains, se lève,
ramasse son chapeau, récupère la monnaie qu’il glisse dans sa poche. Il
s’avance en direction du fond de la ruelle, courbé sous le poids d’on ne sait
quel drame, sa démarche hésitante et saccadée est celle d’un vieillard. Il
trébuche sur les pavés arrondis par l’usure du temps, celle-la même qui semble
l’avoir vieilli avant l’âge, mais il continue sa route avec lenteur.
Une voix intérieure, ma curiosité maladive,
l’instinct ? Qu’est-ce qui me pousse à le suivre discrètement, je ne sais ? Je
lui emboite le pas, de loin avec mes sacs.
Un peu plus loin, il disparait de ma vue.
Pourquoi j’accélère à ce moment ? Je ne sais toujours pas, mais je suis pris
d’une inextinguible envie de poursuivre ma traque, car j’en suis certain
maintenant, c’est une traque vers des réponses aux questions qui émergent de
mon cerveau depuis le café et sa bière fraiche. Je dois savoir, je dois
apprendre de cet homme, il le faut.
À l’angle de la rue, j’ai failli me faire
repérer par lui et je recule aussitôt. Je ne vois rien, mais je crois entendre
un bruit familier que je ne parviens pas tout de suite à identifier. Une sorte
de « bip » sonore très bref, puis plus rien.
Je m’accroupis et pose mes sacs au sol pour
tenter un coup d’œil rapide derrière le mur au ras du trottoir. La gouttière
m’empêche d’observer toute la rue, mais j’aperçois dans l’espace avec le mur
d’angle l’homme assis au bord du trottoir. La rue semble déserte et l’homme
sort une sorte de chiffon d’un grand sac en cuir fauve, ressemblant à ceux
qu’on trouve dans les boutiques de luxe des aéroports internationaux puis il
ôte son vieux pantalon et ajuste celui qu’il vient de sortir du sac, ce que
j’ai pris pour chiffon ! Les tongs suivent le même chemin et sont remplacées
par des santiag’ qui, vues d’ici semblent en bon état, comme celles que portent
les « bikers » et autres amateurs de Harley-Davidson. Ma perplexité
s’accroit encore lorsque je vois l’homme se redresser totalement. Il apparait
maintenant en contre-jour et dévoile une silhouette plutôt altière très
différente de celle qui m’a interpellé quelques instants auparavant. Il se
retourne brusquement vers moi. Je fais un bond en arrière, le cœur battant la
chamade comme un petit garçon surpris les mains dans le pot de confiture. C’est
un comble ! Je suis là assis par terre, mes courses à coté de moi, observant un
mendiant en pleine rue. Heureusement, qu’il n’y a personne à ce moment-là car
mon comportement aurait certainement attiré l’attention!
Dans ma brusque volte-face, j’ai eu le temps de
voir l’objet qu’il tenait à la main: un iPhone 7 dernier cri, le même que celui
que je viens de m’offrir. Mais qui est cet homme à qui j’ai donné un billet de
5 euros ?
Je risque à nouveau un coup d’œil et avant que
j’aie pu voir quoi que ce soit j’entends distinctement sa voix, portée par un
léger vent : « Allo Chérie ? Oui c’est moi, je rentre à la maison… Oui,
c’est ça… Oui ça a bien marché aujourd’hui… combien ?… 500… Oui pas mal pour un
mardi. Oui, je t’aime, je t’embrasse. À tout de suite… »
Le bruit caractéristique d’une portière qu’on
referme me fait sursauter ! Me revient
aussitôt en tête le bruit entendu tout à l’heure. C’était donc ça, une
télécommande de voiture.
Le ronronnement typique d’un moteur puissant me
pousse à me relever sur le champ et à rebrousser chemin, mes sacs à la main, le
regard dans mes chaussures. Quelle honte d’avoir pisté ainsi cet homme. Oui, je
suis honteux et très mal à l’aise, je fuis le regard des passants que je croise
au moment où la voiture de sport s’approche de moi. J’ose à peine me retourner
pour admirer la Porsche Panamera dernier modèle qui me laisse courtoisement
traverser la rue. L’homme est au volant, il tourne son regard vers moi, son
visage est éclairé par un rayon de soleil, il porte une paire de RayBan Police
(celles que j’adore), et arbore un large sourire. M’a-t-il vu, reconnu ou entendu ? Je me
liquéfie sur place.
Bien avant que je reprenne mes esprits, dans
son vrombissement si reconnaissable, le V8 bi-turbo propulse la Porsche Panamera
hors de ma vue et disparait dans la circulation du boulevard de la
Croix-Rousse.
A.P. – Août 2017
Merci DoCh !
RépondreSupprimerAntoine,
SupprimerC'est un plaisir (et un devoir, pour moi), d'encourager les nouveaux auteurs...
À bientôt pour la prochaine nouvelle!
D.