Les amateurs d’Alpine sont nombreux à rêver de la berlinette, un de ces rêves automobiles, récurrent chez garçons, un rêve qui date parfois de cette période pendant laquelle se disputèrent les rallyes épiques qui virent des équipages prestigieux la mener plus d’une fois à la victoire.
Certains ont pu réaliser leur fantasme et s’offrir cet extraordinaire jouet. Et s’il était en mauvais état, le temps de la restauration, quelque fois long, ou très long, leur avait permis d’en échelonner les dépenses.
Félix, lui, avait toujours été attiré par la A310, plus tardive, plus grosse, plus moderne, et à la ligne totalement différente. Mais qui ne manque pas de charme, particulièrement dans la version “Pack“, où ses élargisseurs d’ailes lui donnent une allure encore plus méchante. Et la motorisation qu’il préférait était celle qui utilisait le bon 6 cylindres bien connu.
Malheureusement, ses charges de famille asséchaient régulièrement ses modestes revenus, et il ne voyait jamais arriver le moment où son pécule serait capable d’assurer ce genre de superflu, en plus du nécessaire.
Pour satisfaire une partie de ses rêves, il tentait de partager les joies et les peines des membres du plus réputé des forums dédiés à cette marque. La rubrique A310 V6 l’intéressait particulièrement, et il y suivait les péripéties des heureux possesseurs de ces autos. Il partageait leurs joies et compatissait devant leurs problèmes, en tâchant d’en tirer un peu d’expérience, au passage.
Il était, en particulier, à l’affût des messages d’un des forumers qui passait beaucoup de temps à mécaniquer sur sa 310 blanche, tout en faisant profiter la communauté de son vécu, dans un style généreux où ne manquaient ni les preuves de sa culture ni l'assaisonnement de l’humour. Il s’appelait Pierre Sizaire, mais signait P6R, un pseudo dans le style “services secrets“.
Cette fois, sur le forum, il était question de la tendance de certains objets à disparaître mystérieusement, et à chacun de raconter ses pertes ou ses découvertes. Et si l’on souriait devant l’énervement du perdeur, on s’extasiait en chœur de la réapparition après des années d’absence, d’une clé de 10 retrouvée dans un recoin, même pas rouillée.
P6R, lui, revenait régulièrement sur la disparition de son tournevis préféré, un tournevis rouge — un vrai, aux normes JIS, pas un Philips quelconque — au point que cela devint un buzz parmi la communauté du forum. Quelques dizaines de messages plus tard, le post de P6R aborda d’autres sujets, et on finit par oublier un peu l’incident du tournevis, qui fut ensuite totalement occulté par un véritable drame, cette fois : le garage avait été fracturé et l’Alpine de P6R avait disparu.
On imagine le bruit que fit cette nouvelle sur le forum, et la masse de messages qu’elle engendra :
— On va la trouver en pièces détachées sur le Coin, c’est sûr !
— Elle doit déjà être en Europe de l’Est !
— C’est sûrement le coup d’un mec qui a une carte grise orpheline !
— …
Les mois passèrent, et petit-à-petit, comme toute chose, l’affaire de ce vol passa au second plan. Sauf pour son propriétaire qui, chaque fois que l’occasion s’en présentait, mettait en garde contre des achats de pièces détachées chez des personnes inconnues.
Quelques temps plus tard, notre Félix, victime heureuse et récente d’une embellie dans ses finances, tomba sur l’annonce de la mise en vente d’une épave de A310, dans ses prix, et avec suffisamment de côtés positifs pour qu’il s’y intéresse fiévreusement. L’inconvénient majeur de cette occasion concernait un détail qui lui parut secondaire étant donné le tarif modeste demandé : elle n’avait pas de moteur.
Mais qu’à cela ne tienne : un moteur ça se trouve, et entre les Volvo, les Peugeot et les Renault qui en ont bénéficié, il doit bien en exister quelques-uns de disponibles, non ?
Il semblait que ce questionnement ne fut qu’une formule de style, car Félix était bien décidé à succomber, et il ne tarda pas à se retrouver propriétaire d’une A310 V6, amputée de son V6 mais avec un lot de potentialités encourageantes.
Sa quête de moteur à un prix en rapport avec ses capacités financières, fut longue. Elle prit fin lorsqu’il apprit qu’un petit garage de province, pas du tout spécialisé dans les Alpine, mettait en vente un moteur PRV, qui avait justement équipé une A310.
Renseignements pris, l’engin venait, paraît-il, de chez un vieux monsieur, qui avait ce moteur dans sa “grange“, car l’auto qui était autour auparavant avait brûlé, quelques décennies plus tôt. Contraint, par son grand âge, sa situation familiale, et son état de santé, de rejoindre l’EHPAD le plus proche, il avait demandé au notaire de vendre sa maison, et au mécanicien de se charger du moteur.
— Méfie-toi, Félix, lui répétait-on sur le forum, il s’agit peut-être d’un moteur issu d’un vol.
— Mais, non, mais non, le gars m’a assuré que c’est une affaire propre. Et surtout, c’est dans mes prix, et il est équipé de tous ses accessoires, alors je ne vais pas laisser passer ce coup. Cette fois je vois le bout du tunnel.
— Félix, fais attention quand même, on ne sait jamais !
— Vous êtes tous très sympa, mais cette fois, c’est tout bon, je fonce !
P6R ne fut pas le dernier à l’avertir encore, mais en vain.
Les semaines passèrent, puis un jour, le moteur, apporté par un transporteur spécialisé fut déposé à côté de la caisse dans le garage de Félix. Ce dernier ne manqua pas de l’examiner d’un œil un curieux :
— C’est vachement gros finalement cet engin, et quel fouillis !
Un filtre à air “grand comme une meule de Brie“, des fils électriques dans tous les sens, des durites de toutes les tailles qui, pour certaines se terminent dans le vide, attendant d’être connectées. Sous le chapeau du filtre à air, les fameux carbus dépareillés trônaient, comme un centre vital de cette mécanique à l’apparence si complexe.
— En tous cas, j’ai de la chance, il n’a pas été touché par l’incendie apparemment ! Et il est propre pour avoir passé des années dans un recoin…
Il s’approcha encore et fit connaissance avec l’anatomie particulière de la culasse en V :
— Ben, oui, bien sûr, c’est un moteur en V !
Tiens, c’est marrant ce creux profond entre les deux culasses, un vrai abîme !
Faut rien laisser tomber là-ded… Mais, mais il y a un truc, là, au fond !
Les jambes soudain flageolantes, il se laissa tomber sur une pile de pneus, hagard. Un long moment plus tard, d’un geste lent, comme à regret, il ouvrit son smartphone :
— Pierre… euh… j’ai… j’ai trouvé… ton tournevis rouge.
Pour Patrick, en guise de déconfinement transitoire…
D.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire