L'achat d'une nouvelle auto pose toujours des problèmes au sein d'un couple. S'il s'agit d'une voiture utilitaire, les discussions sont sans fin sur le type, la marque, la taille, la couleur. Et lorsque la voiture convoitée fait partie des jouets pour adultes, comme le sont les sportives, les obstacles sont différents et se résument souvent à une seule interrogation :
— Est-ce bien raisonnable?
Dans cette nouvelle, les événements vont montrer un aspect inattendu du projet, qui tourne autour du chantage.
*
— Encore des catalogues sur la nouvelle Alpine ! Non ! Non ! Non ! Il n’en est pas question ! Il ne va pas me refaire le coup ! Il y avait trop longtemps, tiens ! D’abord l’Alfa Roméo, puis la Mégane RS, après ça la BM gonflée par je ne sais quel sorcier de la mécanique, un barbu, je crois. Et maintenant, cette nouvelle Alpine ! Non ! J’en ai assez, cette fois, c’est NON ! Pas question!
Dans sa colère et son indignation, elle ne se rendait pas compte qu’elle pensait tout haut, tout en mettant une dernière touche au rangement de la maison qu’ils habitaient depuis une dizaine d’années dans une banlieue bien fréquentée de la capitale.
La petite quarantaine d’années passées avaient laissé quelques marques sur son visage énergique aux traits fins. Les petites rides autour des yeux n’enlevaient rien de leur luminosité bleutée. Sa silhouette, qu’on devinait élégante, n’était, pour l’instant, pas mise en valeur par sa tenue de ménagère.
— Monsieur ne pense qu’à son travail, et ses jouets. Et moi j’essaie de me passer le plus possible de femme de ménage. Il ne se rend pas compte ! Mettre tout cet argent dans un machin à quatre roues, juste pour le plaisir, alors que la maison n’est pas encore tout-à-fait à nous, et que notre avenir n’est pas forcément assuré. Par les temps qui courent…
De son côté, amateur de belles autos, et particulièrement de sportives, il rêvait de cette nouvelle berlinette, dont on dit tant de bien. Belle, légère, suffisamment puissante, digne héritière des qualités de son ainée… En somme, une auto faite pour le plaisir.
Il avait demandé au concessionnaire le plus proche d’en faire l’essai, et était revenu emballé par le flot de sensations voluptueuses que l’auto lui avait généreusement offertes. Il la lui fallait, bon sang, c’était décidé ! De toutes façons, il bénéficiait d’un salaire généreux, et même si leur train de vie était assez dispendieux, ils avaient largement les moyens de se rendre acquéreur de cette merveille. Et puis, il pourrait éventuellement se séparer de la BM, peu kilométrée, qui valait certainement encore une belle somme. Et pour tous les jours, il y avait ce déplaçoir* à mazout qui faisait très bien l’affaire.
Il savait son épouse réticente, mais n’imaginait pas une opposition absolue. Il serait peut-être possible de trouver une voie d’approche qui rendrait les choses plus faciles pour tous les deux.
Pour en savoir plus, il fallait qu’ils en parlent une fois encore. Il décida d’aborder le sujet dès que l’occasion se présenterait. Ce qui eut lieu au cours d’un repas, quelques jours plus tard. L’ambiance semblait favorable, et sa femme se montrait souriante depuis le matin, un état à apprécier, qui apportait une bouffée de sérénité après de longs jours tendus, sans raison apparente, rendus plus difficiles encore par la maladie récemment diagnostiquée de la belle-mère.
— Tiens, j’ai commandé le livre de Bernard Ollivier, tu sais, c’est un des concepteurs de la nouvelle Alpine, cette voiture remarquable qui…
— Tant que tu te contentes du livre…
— Oui, mais comme je disais, c’est une auto formidable, assez puissante, et de l’avoir conçue plutôt légère la rend tellement agréable à conduire, avec son moteur centr…
— Oh, ça suffit, tu me l’as déjà répété vingt fois !
— D’ailleurs, sur le forum Alpine Renault, les nouveaux propriétaires le confirment tous les jours. Il n’y a pas que les journalistes qui le disent. Je me demande si…
— Non ! Tu ne vas pas l’acheter ! Tu sais bien que nous ne pouvons pas faire cette folie! Nous avons encore pas mal de choses à régler, financièrement parlant. Et elle est encore plus chère que les précédentes. Il n’en est pas question !
— Mais ma puce… si je la commande maintenant elle ne sera livrée et donc payée que dans plusieurs mois, presque un an… Et puis je vais mettre en vente la…
— ÇA SUFFIT ! ARRÊTE ! Écoute-moi bien, je ne le répèterai pas : si tu l’achètes, je-de-mande-le-di-vorce ! Je suis sérieuse ! On n’en parle plus ! Je ne reviendrai pas là-dessus !
Une porte violemment claquée mis fin à la discussion comme au repas.
Durant le trajet vers son lieu de travail, il revoyait la scène. Il n’avait jamais constaté autant de colère et de détermination chez sa compagne, depuis vingt ans qu’ils se connaissaient. Elle avait vraiment crié haut et fort !
— Je-de-mande-le-di-vorce ! avait-elle clamé en détachant les syllabes !
Il avait du mal à la reconnaître : ces moments fréquents de mauvaise humeur, sa préoccupation à propos de la santé de sa mère. Et cette sortie, aujourd’hui, terrible, vraiment ! Mais c’est qu’elle était sérieuse, dans ses menaces !…
Il décida de ne plus aborder ce sujet, et reprit le cours de ses journées de travail endiablé.
C’est à peu près à ce moment, que, pour l’aider dans un projet particulier que son patron lui avait imposé en plus de son travail déjà copieux, une jeune femme avait été détachée auprès de lui, pour quelques heures à chaque fois qu’il avait des conclusions à mettre au propre, des courriers particuliers à rédiger pour cette tâche.
Il fut heureux de constater que ce qu’il avait imaginé avec réticence comme un ingrat travail supplémentaire sans intérêt, le passionnait de plus en plus, en grande partie — il devait l’avouer — grâce à cette jeune et jolie collaboratrice. Elle avait cette faculté de comprendre exactement les nuances qu’il voulait mettre dans certaines demandes, d’insister sur les précisions importantes de l’affaire à traiter, bref de non seulement traduire en termes adéquats sa pensée, mais encore de la rendre plus percutante. En plus, elle était toujours disponible et ne prenait jamais de retard dans son travail.
Sur le plan physique, sans être d’une grande beauté, elle se distinguait par un charme indubitable, et souriait facilement, ce qui faisait briller ses yeux clairs et flattait sa denture parfaite.
Au fil des semaines, leur relation professionnelle prit un tour plus amical, chacun appréciant chez l’autre des qualités qui leur paraissaient essentielles.
Et comme cela se produit parfois dans les romans, le terme amitié ne suffit bientôt plus à décrire leur relation naissante.
À la maison, le train-train quotidien commença à lui paraître bien fade, surtout qu’il ne pouvait pas oublier la violence exprimée l’autre fois par sa femme, à propos d’Alpine… et de divorce. Ce mot qui faisait mal, rien qu’à le penser.
Les semaines passèrent, pendant lesquelles son nouvel amour était assombri par des sentiments confus de sa part, où le remords et la culpabilité occupaient une grande place. Un malaise aggravé par le constat d’un éloignement de sa femme, et chez sa nouvelle merveilleuse compagne, par des allusions insistantes à… l’avenir. Lequel semblait, à ses yeux, devoir trouver sa solution dans l’ornementation brillante et rassurante de son annulaire gauche.
La situation ne peut plus durer. Après avoir vécu des jours difficiles et des nuits sans sommeil, c’est décidé, il se sépare de sa femme ! Mais comment aborder le sujet ? Comment le présenter ? Comment va-t-elle réagir ?
Mêlée à toutes ces questions, une petite phrase tourne dans sa tête depuis des jours, depuis des semaines : « Si tu l’achètes, je divorce ! Si tu l’achètes, je divorce ! Si tu … »
Est-ce que ce ne serait pas la solution ?
De ruminer tout ce fatras de sentiments et d’émotions, pendant des jours et des jours, eut un effet décisif. C’est ainsi que lors de l’un de leurs repas conjugaux, moroses comme à l’habitude, il s’entendit dire d’un trait, à brûle-pourpoint, comme par défi :
— J’ai commandé l’Alpine !
Le cœur en chamade, presque surpris par son audace, il s’attendait à l’expression d’une pénible réaction, d’une extrême violence, qui annoncerait cependant pour lui, une fois les choses décantées, la libération espérée et le début de sa nouvelle vie.
Mais ce fut avec la plus grande stupéfaction qu’il l’entendit dire, d’une voix douce :
— Tu as bien fait, mon chéri ! Tu en avais tellement envie !
*Merci à Pierre L., auteur de ce néologisme.
Nota :
Compte tenu de ma conception de l’honnêteté intellectuelle, je dois préciser que cette nouvelle est une adaptation d’une aventure réellement arrivée il y a fort longtemps à un amateur fanatique des automobiles Morgan. Je ne sais s’il a réalisé ses vœux, le mécanique et l’affectif, et d’ailleurs l’aurais-je su que je n’en aurais pas parlé ici, pour laisser au lecteur le choix de la fin de cette terrible aventure.
Je lui souhaite cependant d’avoir trouvé la solution la meilleure à cette situation hors norme, et le remercie de m'avoir donné l'occasion de rédiger cette courte nouvelle.
J'ai bu avec délectation ce petit récit et parfois je me reconnais dans le rôle de l'inconscient qui ose acheter une A110 NG malgré l'opposition de sa Dame qui menace de partir. Quelle parallèle troublant et je ne sais sur cette "River de no return" comment cela va se terminer.
RépondreSupprimerEn tout cas bravo et admiration.
Je sais que Unknown, c'est Patrick. Allez savoir pourquoi ton nom est flouté par M. Google.
SupprimerMerci pour avoir apprécié. Apparemment, tu n'as pas eu à faire face à un vrai ultimatum. Alors tous les espoirs sont permis, avec la vente de BN, et le temps qui passe, indifférent.
Sinon heureux, soyons sereins. Et surtout, bannissons les supputations...
D.